Pièces de théâtre / mali

Les Désenfantées de Nathalie M’Dela Mounier

Editions Taama, L'Oiseau Indigo diffusion

Un livre poignant qui nous donne à entendre différentes voix de la migration clandestine autant d’origine africaine qu’européenne.

Déjà connue pour ses œuvres engagées donnant la parole à ceux qui sont broyés par une économie mondialisée sur la base de l’injustice et des inégalités, Nathalie M’Dela Mounier (L’Afrique mutilée, Sans Patrie…) nous présente ici sa toute première pièce de théâtre : Les Désenfantées, écrite en collaboration avec Aminata Dramane Traoré (Ancien Ministre de la Culture du Mali et essayiste).

Elle nous conte la dure relation entre deux mères et leurs enfants, en Afrique et en France. Que ce soit pour le nord du Mali ou la Syrie, elles voient leur fille et leur fils prendre le risque de se perdre en empruntant la route vers un enfer idéalisé contre toute raison.

Très impliquée, l’auteur nous fait ici un portrait incisif et sensible d’une relation essentielle réduite à de simples coups de téléphone, parfois brefs et pourtant intenses. Tandis que les appels au secours et à la raison peinent à trouver un interlocuteur, les causes profondes de ces déchirements se font jour ainsi que la possibilité de faire marche arrière ou de prendre une autre route moins mortifère, de renouer avec la vie.

Comme les personnages le sont à leur téléphone, le lecteur est suspendu aux échanges qui tentent de dénouer une situation cruelle mais jamais totalement désespérée. En creux, il s’agit aussi d’un dialogue entre le Nord et le Sud, incarné, profond et déchirant.

Nathalie-M-Dela-Mounier

Après s’être longuement documentée sur le sujet, et inspirée par les rencontres qu’elle a faites et qui nourrissent sa réflexion, Nathalie M’Dela Mounier nous offre avec Les Désenfantées une autre lecture des bouleversements de notre monde.


Quel a été l’élément déclencheur de l’écriture de ce nouveau texte ?

Nathalie M’Dela Mounier : Il y en a plusieurs. Ce que j’écris est souvent déclenché par la combinaison de l’actualité qui m’interpelle et ce que je vis concrètement, les deux se rejoignant souvent...

Pour ce texte, il y a eu la découverte d’une photo poignante de John Stanmeyer, qui a remporté le prix Word Press Photo 2013. Elle nous montre des migrants africains debout, dos à l’objectif et face à la mer, le téléphone portable au bout de leur bras tendu vers le ciel. Une photo baignée par la seule lumière du clair de la lune et celle des téléphones, telles des lucioles statiques dont on imagine la danse folle pour réussir à capter le réseau. Ce cliché résumait l’attente, l’espoir, le progrès à bout de rêve, à bout de bras, l’inaccessible face à cette mer devenue cimetière, fosse commune d’une partie de l’humanité qui refuse d’être assignée à résidence.

prix-Word-Press-Photo-2013

Cette photo, prix World Press Photo 2014 attribué à l'Américain John Stanmeyer, a été un des éléments déclencheurs du nouveau texte de Nathalie M’Dela Mounier.


Il y a eu aussi MIGRANCES 2013, à Bamako. C’est un rendez-vous annuel organisé par le FORAM (Forum pour un autre Mali) et le CAHBA (Centre Amadou Hampâté Bâ) dans le prolongement des « Journées commémoratives des évènements de Ceuta et Melilla » de 2006. J’y participe depuis 2007, l’année de ma rencontre avec Aminata D. Traoré.

L’objectif de MIGRANCES est de s’interroger sur les causes des départs ainsi qu’aux réponses apportées aux questions des migrations africaines, de proposer les solutions les plus justes et respectueuses des droits des migrants. Cela passe par le fait de donner la parole à ceux que l’on n’entend pas, ou si peu, candidats au départ, expulsés, retournés et leurs familles.

En décembre 2013, le contexte était particulier (avec la guerre qui avait éclaté en 2012, le coup d’Etat, les élections présidentielles, l’Opération Serval, etc). En écoutant les uns et les autres, nous pouvions sentir à côté d’un frémissement d’espoir, la tentation du pire. Puisque l’Europe forteresse se refermait un peu plus, une autre route était possible, celle du Septentrion malien où les djihadistes recrutaient.

Nous avons travaillé sur des saynètes pour mettre en voix, en scène, cette problématique « Entre mères et fils ». C’était passionnant, et cette parole libérée, si peu audible et pourtant si importante, nous avons eu envie de la fixer. Aminata m’a proposé d’écrire cette pièce. Il était évident qu’elle faisait écho à cette politique migratoire détestable et ce non accueil que je constate au quotidien en France. Il était aussi évident qu’elle résonnait dans le bruit sourd fait par ces jeunes qui partaient pour le « djihad » depuis l’Hexagone et ailleurs en Europe, sans que ça fasse encore les gros titres.

Alerter sur les inégalités et les dysfonctionnements de ce monde m’est indispensable ; écrire est aussi ma manière de participer. J’aime ce que dit Boubacar Boris Diop dans une interview au Grand Soir (le 7 avril 2013) : « La poésie, comme la littérature dans son ensemble, doit être active et pas seulement contemplative, elle doit aider à changer le monde. »

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"Avec Aminata Traoré (à droite), cela a été une véritable collaboration, enrichissante et exigeante, comme toujours."


Combien de temps a pris l’écriture des Désenfantées ? (documentation, rencontres, aide d’Aminata Traoré...)

Nathalie M’Dela Mounier : Nous avons travaillé pendant deux ans environ. De décembre 2013 à décembre 2015. Je me suis beaucoup documentée, j’ai rencontré des hommes, des femmes, des jeunes, au Mali et en France.

Elle a provoqué des rencontres, relu les textes, a quelquefois modifié des approches, questionné sur la pertinence de répliques, etc. Sa parole sensible mais aussi politique forte est omniprésente car je me suis aussi nourrie de nos longues et passionnantes discussions.

Je préfère le terrain de la fiction parce que je m’y sens libre, mais cela n’empêche ni la rigueur ni la précision. J’ai l’impression que le texte qu’il soit romanesque, poétique ou théâtral est là pour ciseler des questions même si parfois elles ne se posent pas encore et semblent surgir de nulle part. Le travail sur la langue a été précis, soigné, compliqué parfois. La métisse que je suis aime jongler en permanence avec les mondes et les cultures.

Amadou et Alice, les deux jeunes migrants, souhaitent se rendre l’un au Mali et l’autre en Syrie. Pourquoi avoir choisi ces pays en particulier ?

Nathalie M’Dela Mounier : Pourquoi le Mali ? Parce que j’ai mis en scène l’un de ces jeunes maliens, exténué d’attendre en « débrouillant » sans cesse, interdit d’Europe, une Europe qu’il idéalise et qui le rejette en l’humiliant une fois de trop, un garçon ordinaire qui se tourne vers le Nord de son pays où les djihadistes recrutent en exploitant les failles de notre monde qui se hérisse de murs.

« Rançons, armes, drogues, permettent aux djihadistes de rallier les laissés-pour-compte à leur cause. Ils recrutent et paient là où la puissance publique, préoccupée par les impératifs de la croissance et les indicateurs de performance de l’économie mondialisée, ne crée pas d’emplois et, n’entend pas les cris de détresse des oubliés, même si tous les déçus du développement et de la démocratie ne prennent pas les armes. »

Pourquoi la Syrie ? Parce qu’en Europe justement, en France, en l’occurrence, des filles et des garçons laissés pour compte, paumés ou révoltés se font happer par des mirages et finissent dans les mêmes failles, en fait d’abyssales fosses qui se creusent sous nos yeux (où que nous creusons avec notre immobilisme ?). La Syrie n’est certes pas leur seule destination, mais elle est devenue un mythe pour certains, et d’une actualité cruelle, depuis.

Elle se trouve au cœur de ma rencontre avec des écrivains et militants syriens (notamment au Festival Paroles Indigo) en lutte depuis des années contre la tyrannie, l’obscurantisme et la barbarie qui recouvrent leur pays et leurs existences d’une chape de silence intolérable.

Ces mères, qui voient leurs enfants les abandonner pour s’enrôler, ont-elles réellement la force et les capacités de changer les choses ?

Nathalie M’Dela Mounier : Nous y croyons fortement ! Nous l’avons écrit et expliqué dans notre ouvrage « L’Afrique mutilée ». Non pas que les hommes n’en soient pas capables mais parce qu’on ne se pose pas suffisamment la question de savoir ce que ressentent, vivent et peuvent les femmes notamment quand leur parole publique est faible.

Inaudibles, elles disent qu’elles sont autant les mères des victimes que celles des coupables, mères de migrants, de militaires, de chômeurs, de prostituées et de djihadistes ; mères de ces enfants tous sortis de leur ventre et leurs meilleures alliées, même si les pères ne sont pas exclus (dans la pièce, ils sont d’ailleurs là en transparence).

Par exemple, au Sénégal, à Thiaroye-sur-mer, nous avons constaté comment elles avaient été motrices pour inciter leurs enfants à partir, à émigrer, et quand elles ont compris les enjeux réels, elles sont devenues motrices pour les inciter à rester, à trouver des alternatives au départ mortifère (je fais référence à Yayi Bayam Diouf, Présidente du Collectif des femmes pour la lutte contre l'émigration clandestine).

Pourquoi avoir fait le choix d’écrire cette œuvre sous la forme d’une pièce de théâtre ? Est-ce lié au souhait que des compagnies reprennent ce texte pour le lire, le jouer, mais aussi le distordre, le façonner et le réadapter ?

Nathalie M’Dela Mounier : Je lis régulièrement des textes dramaturgiques et poétiques qui m’aident à la fois à comprendre et supporter ce monde. Je suis aussi fascinée par le spectacle vivant qui porte mots et voix et dessine des personnages dans un autre espace délivré du papier.

Sans relâche, j’essaie d’en donner le goût à mes élèves. Je n’avais jamais écrit de texte théâtral, mais certains de mes textes ont été portés à la scène et j’ai été enthousiasmée par cette aventure à la fois humaine et artistique. (Il s’agissait de la pièce Sans Patrie, montée par la Compagnie Le Puits qui parle, sous la direction de Valéry Forestier).

Mais pour Les Désenfantées, le premier jet est parti de l’intervention théâtrale, façon Koteba, qui avait eu lieu au Mali et dont je vous ai parlé tout à l’heure. J’ai donc commencé par reprendre des dialogues, indiquer des didascalies et les personnages se sont mis à bouger devant moi et à échanger alors qu’habituellement, ils me racontent.

Effectivement, ce texte a vocation à être interprété et effectivement modelé par différentes langues. Ainsi, à l’origine, « Entre mères et fils » était en bamanankan. Mais j’ai écrit la pièce en français puisque je ne maitrise pas cette langue.

En France, des lectures à voix hautes m’ont été proposées ainsi qu’une lecture accompagnée de la performance d’une artiste plasticienne. Au Mali, nous travaillerons certainement sur une adaptation en bambara. Je sais aussi que la pièce va se faire entendre dans un cercle de lecture au Maghreb et j’aimerais qu’elle soit adaptée en arabe.

La métaphore du crocodile prenant son sens à la fin de la pièce, le choix de faire apparaître la sculpture de crocodile Nouhoum Kanté en première de couverture vient-il de toi ? Et si oui, pourquoi avoir préféré privilégier ce cadrage de l’œuvre ?

Nathalie M’Dela Mounier : En voyant ce crocodile, je me suis dit qu’il avait été créé pour illustrer cette couverture ! En dehors du clin d’œil à Bamako - dont le nom signifie « Le marigot du crocodile » -, avec Aminata Traoré nous avons publié un papier dans lequel nous évoquions d’autres crocodiles en embuscade (LE MONOLOGUE EUROPEEN) et la métaphore de la fin de la pièce a pris chair en même temps que la sculpture s’imposait sur la couverture.

En fait, j’avais choisi un cadrage plus « standard », le crocodile entier flottant dans un aplat, un peu comme sur la quatrième. Mais les graphistes Chloé Hauser et Florent Texier ont insisté sur cette proposition. Avec le photographe François Lepage, nous l’avons choisie chacun y voyant des choses différentes, mais pour moi, la gueule de l’animal s’est transformée en l’étreinte puissante et douce-violente des deux mères et des deux mondes.

ZOOM

Un texte intemporel autant qu’actuel, qui s’adresse à tous, ici, là-bas, entre ici et là-bas.

Nathalie M’Dela Mounier nous donne à entendre différentes voix de la migration clandestine autant d’origine africaine qu’européenne : celles de jeunes d’Afrique fuyant leur foyer en désespoir de cause, celles de plus en plus présentes de jeunes Européens perdus, prêts à tout abandonner en croyant donner un sens à leur vie, celles de mères désemparées mais déterminées à se battre pour et avec leurs enfants.

En attendant d’être incarné et joué, ce texte poignant se lit d’une traite et s’adresse à un public adolescent et adulte, parce qu’il concerne tout le monde.

Propos recueillis par Romain Patureaux