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Félicité de Alain Gomis, vibrante mère courage africaine

Fresque intimiste et universelle, le dernier film du Franco-sénégalais Alain Gomis est sorti ce mercredi 29 mars en France.

Etalon d’or de Yennenga au Fespaco à Ouagadougou et Ours d’argent au Festival de Berlin, Félicité de Alain Gomis raconte le destin de cette chanteuse de bar dont la vie bascule le jour où son fils est victime d’un accident de moto.

Véro Tshanda Beya, comédienne non professionnelle est le personnage principal du film.

Magnifique, elle est cette femme libre et indépendante. Son interprétation emporte le récit vers des cieux peu ordinaires. La ville de Kinshasa, comme son parfait alter égo apparaît poétique, emplie de contradiction, de vie et de musiques. 

Le tour de magie du film est de révéler la beauté de la vie, malgré ses aspérités et dans son plus simple apparat.

Interview avec le réalisateur qui nous réconcilie avec nous-même.

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Félicité est chanteuse le soir dans un bar de Kinshasa. 

Vous dites à propos de Félicité : "Je préfère tenter de m’engouffrer entre les différents plots de reconnaissances dramatiques habituellement usités. C’est là qu’adviennent les choses, dans les silences, dans une certaine inefficacité. » Pouvez-vous nous expliquer votre démarche cinématographique sur ce film ? 

Alain Gomis : Il y a des choses dont il est difficile de parler avec une narration classique. Ce sont des choses immatérielles. Des histoires de sentiment, comment revient-on à la vie ? (...) Félicité n’y croit plus. Elle est prête à renoncer. Raconter cela avec une narration classique deviendrait caricatural.

Je voulais donner toute la place à cet immatériel qui occupe beaucoup d’espace dans nos vies. Je passe par exemple plus de temps à rêver, à penser dans le métro, en marchant... Ce sont des temps où l’on souffle. C’est un endroit essentiel de la vie, le temps de l’invisible !

Puis, les modes de productions essayent de réduire le cinéma à une seule façon de faire. C’est une méthode contre laquelle il faut lutter. Ce que j’essaye de faire.

La paradoxale et foisonnante Kinshasa est la ville africaine que vous avez choisie pour tourner votre film. Presque un personnage à part entière. Pouvez-vous nous en dire un peu plus ?

Alain Gomis : J’avais envie de faire un film dans une société urbaine africaine. Kinshasa est une immense métropole. Il y a environ 13 millions d’habitants. On ne connaît pas les chiffres exacts mais cela doit s’en approcher.

Je voulais raconter quelque chose des quartiers populaires. J’avais vu quelques vidéos du groupe de musique Kasaï Allstars (Ndlr : groupe de musique tradi-moderne congolais). 

Cette ville représente l’Afrique. Tous les espoirs et toutes les craintes de l’Afrique. Dans cette ville, il y a tout pour y arriver. Ses difficultés politiques sont bien connues. La pression imposée par l’Europe pour la tenue des élections. Les questions complexes de géopolitique aussi. La musique congolaise, la créativité de la ville sont apparues après.

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Alain Gomis reçoit le trophée de l'Etalon d’or lors du Fespaco 2017 pour son film Félicité.

Avec Félicité, pour la première fois dans un de vos films le personnage principal est féminin. Vous parlez à ce propos de votre envie de « moins maîtriser les choses, d’inviter une forme d’étrangeté », aussi de « gouffre merveilleux ». Pouvez-vous nous en dire un peu plus ?

Alain Gomis : Oui, c’est la première fois que je mets un personnage féminin dans le rôle principal. Dans ce film, j’ai eu spécialement envie de passer un peu plus de temps sur ce personnage. Ça me demandait d’accepter que quelque chose m’échappe. Je devais laisser un peu de liberté à l’actrice. La chef opératrice était une femme. Cela a aussi joué.

Cette position de lâcher prise, était vraie également d’une manière générale. J’ai laissé autour de moi les gens travailler avec plus de liberté... Je trouvais cela aussi très agréable après coup.

Les questions d’altérité, d’identité et la dualité sont centrales dans Félicité. Universelles, elles vous traversent depuis longtemps...

Alain Gomis :Effectivement, j’appartiens à une population de gens qui sont reliés à plusieurs terres, qui se posent ces questions naturellement. En les posant, je m’aperçois qu’elles sont en effet assez universelles.

Le cinéma pour moi, c’est une sorte d’aide à vivre. Je vais au théâtre, je vais voir des films... L’idée de partager ces questionnements. L’idée même de partage, peut me faire me sentir mieux.

Je n’ai aucune réponse. C’est une expérience collective et de réconciliation avec soi-même. En expérimentant cela, ces questions, nous avons comme le sentiment d’appartenir au même corps. Cela nous indique que l’on a raison de ressentir tout cela !

Véro Tshanda Beya, la comédienne interprétant Félicité, vous a beaucoup fasciné et inspiré. Une partie des comédiens interprétant le film Félicité sont amateurs. Etait-ce un choix ? Comment avez-vous travaillé avec eux ?

Alain Gomis :On a d’abord fait un casting. On a vu de nombreux comédiens professionnels. Beaucoup ont d’ailleurs joué dans Félicité. J’aime travailler avec les comédiens professionnels. Ils ont permis aux non-professionnels dans ce film d’avoir une assise, une certaine assurance.

C’est très difficile d’incarner des rôles durant toute une journée. La scène du marché, une scène de vindicte populaire, a été tenue grâce aux comédiens. Elle n’aurait pas tenu sans eux.

On a fait un casting sauvage. On a eu beaucoup de chance de tomber sur Papi (Ndlr : Papi Mpaka joue le rôle de Tabu dans le film) car il a révélé des talents de comédies. Il avait aussi cette nature forte et une présence physique. Il y a aussi eu avec lui cette espèce de truc magique. Ce film a été parfois très difficile. On a eu aussi beaucoup de chance.

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Véro Tshanda Beya, comédienne non professionnelle est le personnage principal du film.

Avec Félicité, vous recevez l’Ours d’argent au Festival de Berlin et l’Etalon d’or au Fespaco de Ouagadougou. Que signifient pour vous ces prix ?

Alain Gomis : Ces prix signifient des choses différentes. Berlin constitue une grosse publicité autour du film. Il représente la possibilité d’en faire un suivant. J’aime beaucoup Berlin et les positions souvent politiques du festival.

Le Fespaco. Il n’y a rien comme le Fespaco. Il y a  comme une sorte de fierté. Celle de mes proches, de ceux qui ont fait le film. Comme cette fierté, ce sentiment touchant, ressenti lors de la coupe de foot d’Afrique, par exemple.

Le groupe Kasaï Allstars, la musique et l’art en général ont une place centrale dans votre film, n’est-ce pas ?  

Alain Gomis : Oui. J’ai l’habitude au moment où j’écris et lors du travail de repérage, de beaucoup flâner.

Je ne connaissais pas Kinshasa. J’ai regardé les travaux de gens, d’écrivains qui m’ont aidé sans être là au Congo. Sony Labou Tansi m’accompagne depuis longtemps. Le photographe Léonard Pongo, Gastineau Massamba, Kiripi Katembo,... Tous ces gens m’ont permis de constituer un fond iconographique. Ils m’ont nourri. Ça fait partie de ma façon de travailler.

Il y a un site Internet qui permet de voir leur travail. Et une exposition qui permet de les faire découvrir, tourner. Créer des ponts, des passages m’importe beaucoup. On a tous besoin des uns et des autres. C’est agréable de faire de cet espace de film un lieu de rencontres.

ZOOM

Le questionnaire d'Africa Vivre

Quels sont les ingrédients indispensables pour concocter un beau film, selon vous ? 

Alain Gomis : L’honnêteté. C’est un but, pas un acquis !

Quelle est, pour vous, la journée parfaite ?

Alain Gomis : Une journée pleine de rencontres.

Quel serait votre plus grand malheur ?

Alain Gomis : Ne plus pouvoir communiquer.

Dans dix ans, où serez-vous ?

Alain Gomis : Quelque part sur une chaise longue.

Quels sont vos héros préférés dans la fiction?

Alain Gomis : J’aime bien Jake LaMotta, le héros du film Raging Bull de Martin Scorsese.

Quels sont vos héros préférés dans la vie réelle ?

Alain Gomis : Ceux sont des gens qui ne sont pas connus. Ceux qui tiennent debout en gardant le sourire, une sorte de sourire calme. Ça peut être quelqu’un qu’on croise dans la rue. Ce sont des gens qui tiennent, comme des postes avancés. Ce sont des gens comme ça !

Avez-vous une devise ? 

Alain Gomis : L’infini est le présent.

Quelle est la faute qui vous inspire le plus d’indulgence ? 

Alain Gomis : Le mensonge. Lorsqu’on se trouve trop faible et qu’on n’arrive pas à dire la vérité.

Qu'avez-vous prévu de faire demain (le jour suivant l'interview) ?

Alain Gomis : J’ai une projection demain dans le quartier où j’habite, la Goutte d’or. Il y aura beaucoup de gens du quartier et j’en suis heureux.

Propos recueillis par Eva Dréano