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Hela Ammar, une photographe qui met la mémoire tunisienne en partage

La photographe Hela Ammar explore avec acuité et pudeur les mémoires et identités tunisiennes dans la deuxième Biennale des photographes du Monde arabe contemporain.

Exposée dans le cadre de la deuxième Biennale des photographes du Monde arabe contemporain, Hela Ammar présente à cette occasion deux séries photographiques.

Hidden portraits évoque les identités féminines arabes et questionne cette notion éminemment culturelle sous un angle esthétisant. Sea(scape), son installation photo et vidéo, traite des désirs de migration et met en abyme cette question à l’aide d’images et de sons aux horizons infinis et sans issus.

Ses photographies seront présentées du 13 septembre au 12 novembre 2017 en même temps que celles de 49 autres artistes.

L’Institut du monde arabe, la Maison européenne de la photographie et six autre lieux parisiens accueilleront cet événement photographique qui se propose de révéler les réalités cachées du monde arabe.

Interview avec Hela Ammar.

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Vous êtes exposée dans le cadre de la deuxième Biennale des photographes du Monde arabe contemporain. Pouvez-vous nous parler de vos séries Hidden portraits et Sea(scape) qui y sont présentées ?

Hela Ammar : Hidden portraits est une série de portraits cachés. Elle fait partie d’une plus grande série et d’une démarche dans laquelle j’explore les identités féminines. Je parle d’identités au pluriel car je pense que la femme n’est pas figée, et surtout pas dans le monde arabe.

Pour cette série en particulier, je représente des femmes de dos face à des céramiques tunisiennes. Elles portent des habits traditionnels masculins à l’envers. Grâce à un effet de superposition - plusieurs clichés se superposent. Au moins deux et jusqu’à quatre images peuvent se superposer -, on a l’impression qu’elles bougent et que les voilages s’incrustent dans leur peau. Je m’inspire de l’imagerie orientaliste qui portait un regard figé sur les femmes du monde arabe. Ces imageries sont empreintes d’érotisme.

Quand on parle d'imagerie orientaliste, deux courants s'affrontent : celui qui préconise la tabula rasa et celui qui tend vers une réapropriation de l'image et de la mémoire. C'est dans ce deuxième courant que je m'inscris car notre identité s'est aussi construite par strates et se donne à voir à travers plusieurs calques.

A sea(scape), cette installation parle de manière détournée de la question migratoire. C’est une série de photos qui montre des horizons en illusion d’optique. La mer, le ciel,... Tout est mer en réalité et n’offre aucune issue finalement. Je reprends également dans une petite vidéo ces personnes qui racontent pourquoi ils veulent partir. Leurs réponses sont très courtes et rythmées par un bruit de vague.

Dans les deux cas, il s’agit de mémoire.

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Egalement vous avez un rapport à l’histoire de votre pays très personnel et très fort. Pouvez-vous nous en parler ?

Hela Ammar : Mon pays, j’y vis. Je m’inspire donc de mon vécu pour évoquer les questionnements et les critiques que traverse la Tunisie. Je parle de la mémoire du corps, du mien. Il est une forme de mémoire de mon pays.

Lorsqu’il y a eu la chute du régime, on était tous en quête de repère. Nos propres mémoires étaient les seuls repères auxquelles nous pouvions nous accrocher. La mémoire joue un rôle essentiel dans cette démarche de réappropriation de notre culture.

Vous êtes co-auteur d’une enquête parue en 2013 sur les couloirs de la mort en Tunisie et de l’ouvrage « Le Syndrome de Siliana : pourquoi faut-il abolir la peine de mort en Tunisie ? » Pouvez-vous nous en dire un peu plus ?

Hela Ammar : Ce sont deux projets qui se sont enchainés à partir de fin 2011, l’année de la révolution. Je suis juriste. J’ai fait partie d’une autorité indépendante tunisienne qui avait pour but d’enquêter sur ce qui s’est passé au moment de la révolution. Il y avait eu une mutinerie, un incendie. Avec d’autres femmes, nous avons auditionné ces détenus et j’ai fait entrer pour la première fois un appareil photo dans ces espaces carcéraux.

Une fois que je n’étais plus tenue par mon droit de réserve, j’ai pu témoigner. Cela a donné lieu à une série de photographies superposées. Cette série s’intitule Counfa. Dans le jargon carcéral, Counfa, déformation du terme « Convoi » désigne le transfert des prisonniers d’une prison à une autre ainsi que les aller-retour qu’ils font entre la prison et les tribunaux. Corridors, le livre présentant cette série, est aussi paru. Dedans les photos étaient accompagnées d’un texte où je reprenais les témoignages des détenus.

Juste après, j’ai été engagée avec plusieurs autres personnes par l’association Ensemble contre la peine de mort pour réaliser une enquête sur les couloirs de la mort. Cela a donné lieu à l’ouvrage Le syndrome de Syliana : pourquoi faut-il abolir la peine de mort ?

Autant la première année, juste après la révolution, j’ai pu prendre des photos dans les moindres recoins de ces lieux, que la deuxième année, je ne pouvais plus prendre de photos, ni choisir avec qui discuter ni échanger.

Pour faire le lien avec ces questions de mémoire, il s’agissait d’archiver ces différents témoignages pour que l’on n’oublie pas ce qui s’est passé pendant la dictature, pour que l’on n’oublie pas que nous avons un devoir de mémoire envers ces êtres humains à qui on a enlevé toute liberté et toute mémoire.

Quels sont vos projets pour 2017 et 2018 ?

Hela Ammar : Je viens de terminer une résidence de trois mois dans un quartier difficile de la Médina de Tunis. J’explore les problématiques vécues par les jeunes tunisiens, leur désir de migration, leur désespoir, leur frustration et leur précarité... j’enchaine sur un compte rendu de cette résidence dans le cadre d’une Biennale qui s’appelle « Dream city ».

Il s’agira d’une installation multimédia dans le quartier de la Médina. Elle aura lieu du 4 au 8 octobre 2017. J'enchainerai ensuite sur la Biennale de Bamako en Décembre 2017. 

ZOOM

Hela Ammar à coeur ouvert

Quels sont les ingrédients indispensables pour concocter une belle série de photographies, selon vous ?

Hela Ammar : L’émotion et l’authenticité.

Quelle est, pour vous, la journée parfaite ?

Hela Ammar : Celle où je fais de belles rencontres.

Quels sont vos héros préférés dans la vie réelle ?

Hela Ammar : Je n’en ai pas. Je pense qu’il n’y a pas de héros. Il y a simplement des gens qui essayent de faire de leur mieux.

Quels sont vos héros préférés dans la fiction ?

Hela Ammar : Harry Potter !

Qu’avez-vous prévu de faire demain (le jour suivant l’interview) ?

Hela Ammar : Je vais aller me baigner car il fait très chaud à Tunis.

Eva Dréano