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La collection Lucy : une histoire du monde élargie… dès le plus jeune âge

Lucy, une collection jeunesse des éditions Cauris Livres, a été créée par Kadiatou Konaré et est dirigée par Kidi Bebey.

Entretien avec Kidi Bebey réalisé par L’Oiseau Indigo / Bookwitty.

Qu'est-ce qui vous a inspiré l'idée de la collection Lucy ?

Kidi Bebey : Etant née à Paris dans une famille camerounaise des années 1960, j’étais perçue par mes camarades, mon environnement, mes enseignants comme Camerounaise devant être au fait de tout ce qui concernait le Cameroun.

En réalité, même si le Cameroun était présent dans mon éducation, notamment à travers la langue douala que mes parents me transmettaient, je ne savais pas grand-chose de l’histoire ni de l’actualité de ce pays d’origine, alors même que mes interlocuteurs partaient de ce principe.

Parallèlement, je me rendais bien compte que des personnages comme Jeanne d’Arc ou Louis XIV ne représentaient pas exactement mes ancêtres et j’avais envie d’ajouter mon petit grain de sel à ce que nous apprenions à l’école.

Dans les années 2000, j’ai proposé l’idée de la collection  " Lucy ", à Kadiatou Konaré, la fondatrice et directrice des éditions Cauris Livres. Elle y a répondu favorablement, d’autant plus que dans ces années-là se faisait sentir un certain désir d’élargir les connaissances vers ces ailleurs que la France avait, par le passé, abordés abruptement et frontalement.

En 2003, les « Rendez-vous de l’Histoire » de Blois, consacrés à l’Afrique, nous ont confortées dans notre projet. Nous nous sommes dit : notre collection doit avoir sa place. Dans une France de plus en plus multiculturelle, qui prend conscience de sa diversité, comment faire en sorte que toutes les composantes de cette diversité puissent se sentir toutes également contributrices de la société.

Quel est le projet de la collection Lucy ?

Kidi-Bebey-collection-lucyKidi Bebey : Plusieurs principes nous aident à édifier notre collection. L’un d’entre eux est le désir d’empêcher que ne tombent dans l’oubli des personnalités de l’histoire contemporaine de l’Afrique. Nous avons par exemple publié un album qui retrace la vie de Miriam Makeba et beaucoup d’enfants ne savent pas quelle artiste et activiste elle a été, alors qu’elle est morte depuis à peine dix ans.

Ensuite, nous estimons que la connaissance de l’histoire a une importance essentielle dans la construction de l’identité de chaque individu. Il est important pour chaque enfant de grandir en ayant des références dont il soit fier et dont il puisse se prévaloir. Il est important de savoir que le pays de ses parents ou de ses grands-parents n’est pas un désert.

On entend dire que l’Afrique n’est pas porteuse d’histoire. Bien au contraire, avec cette collection, on essaie de dire dès le plus jeune âge : “Vous appartenez à un monde riche”. La richesse culturelle et historique n’est pas le propre de l’Occident. Il faut rassurer, construire et partager ce patrimoine mondial.

Et il est important de le dire dès le plus jeune âge car l’histoire africaine est peu présente dans les programmes français. On peut passer complètement à côté alors qu’une histoire commune relie l’Afrique et l’Europe depuis fort longtemps.

Comment et selon quels principes choisissez-vous les personnages ?

Kidi Bebey : Nous partons du principe que l’histoire n’est pas faite uniquement par les hommes politiques, mais aussi par les acteurs des mondes culturel et sportif, que les hommes et femmes y prennent part et que toutes les époques sont concernées.

Nous souhaitons rester volontaristes et faire connaître des personnages parfois moins connus malgré le risque commercial que cela suppose.

Quelles seront les personnalités choisies pour les prochaines parutions ?

leopold-sedar-senghor-collection-lucyKidi Bebey : Envisager un album dédié à Nelson Mandela serait dans la logique de la collection, c’est un personnage incontournable.

Nous pensons également à des figures légendaires comme la Reine de Saba, qui est à revoir et à compléter d’une partie documentaire comme nous le faisons depuis 2013.

J’ai aussi une grande envie de donner une place dans notre série à la musicienne Nina Simone… Bien des figures sont envisageables !

Il existe déjà des albums jeunesse présentant de grands personnages de l'histoire. En quoi cette collection est-elle différente ? Qu'apporte-t-elle de plus ?

Kidi Bebey : La collection Lucy prend le risque de s’adresser à des très jeunes lecteurs, là où d’autres s’adressent plutôt à des ados. C’est pourquoi nous donnons une grande place à l’illustration. Cette démarche constitue d’ailleurs un défi pour les auteurs qui doivent alléger leur texte d’un trop-plein d’information et s’efforcer d’émerveiller les enfants.

Nos albums se proposent comme des livres à partager avec des parents ou de pédagogues, des livres autour desquels on peut échanger. Des pages documentaires en fin d’album permettent d’ouvrir sur le pays du personnage, sur le contexte dans lequel il s’inscrit et sur la situation d’aujourd’hui.

Nos albums sont lisibles dès la fin de la maternelle et jusqu’à la fin du primaire, voire début du collège. Nous ne sommes pas dans un découpage très strict des tranches d’âge à la française car cela dépend des territoires et de la pratique de lecture des enfants. Ceux qui ne savent pas lire peuvent aussi les feuilleter comme des livres d’images.

Avez-vous une idée de l’impact de la collection sur ses lecteurs ? Quelle est votre expérience de réception de ces albums aussi bien en France que sur le continent africain ?

miriam-makeba-collection-lucyKidi Bebey : En France, j’ai eu l’occasion d’aller à la rencontre des lecteurs dans des bibliothèques ou, à travers les actions de L’Oiseau Indigo, dans des classes, auprès d’enfants d’âges différents qui appréhendent le livre soit en découverte totale, soit après un travail pédagogique.

Il y a toujours une curiosité de la part des enfants. J’essaie autant que possible d’effacer le cadre scolaire, pour que le livre nous réunisse. On va s’asseoir ensemble et on se met à l’aise dans une ambiance de décontraction et d’interaction. Je ne lis jamais le texte en entier mais je privilégie les activités autour de l’histoire.

Avec Miriam Makeba, on peut danser et chanter “Pata Pata”, avec Le roi Njoya, on peut inventer un texte qui commence par : “Si j’étais roi, si j’étais reine”... C’est intéressant de voir comment un groupe d’enfants réinvestit ce type d’informations. Ce ne sont pas les dates qui sont importantes, mais le fait de laisser une trace : le livre existe, cette permanence de l’objet est merveilleuse. On plante des graines en espérant qu’elles donneront quelque chose. Il y a besoin d’autres histoires du monde.

Qui sont vos auteurs et illustrateurs ?

Kidi Bebey : Des auteurs et des illustrateurs engagés (même s’ils ne sont pas toujours africains) car c’est une forme d’engagement que d’accepter de mettre son écriture au service d’un album documentaire et d’être critiqué dans son travail d’illustration par un conseiller scientifique qui va souligner l’importance des détails alors qu’illustrer, comme écrire, suppose une certaine liberté.

Chaque album est supervisé par un relecteur scientifique qui s’assure que nous ne commettons pas d’erreur de texte ou de documentation visuelle.

En tant que directrice de collection, quelles indications donnez-vous aux auteurs et illustrateurs et quelles difficultés rencontrez-vous ?

modibo-keita-collection-lucyKidi Bebey : J’ai bien sûr une charte éditoriale avec des consignes de calibrage des textes et de précision des informations, mais nous souhaitons avant tout émerveiller les enfants.

Les personnages politiques me paraissent les plus compliqués à traiter. Pour l’album consacré à Houphouët-Boigny, nous avons lancé notre première coédition, réalisée avec Les Classiques Ivoiriens. Houphouët représente dans le cœur des Ivoiriens le président des “10 Glorieuses” de ce pays, le grand personnage des temps d’avant le conflit. Nous ne voulions pas pour autant faire son panégyrique et il n’a pas été facile de trouver le bon ton pour en parler.

Nous essayons de mettre en avant les réalisations des personnages politiques que nous traitons tout en n’omettant pas de dire que tout le monde n’était pas forcément d’accord avec eux. Au Mali, par exemple avec Modibo Keita, le régime, à un moment, s’est durci au point que cela a mal tourné. Les personnages politiques ne sont pas les plus consensuels, contrairement aux figures légendaires ou aux artistes comme Miriam Makeba.

Que souhaitez-vous rajouter pour conclure ?

Kidi Bebey : Avoir un passé à partager, c'est donner de quoi restaurer une histoire commune et édifier une culture commune.

Avec la collection Lucy, nous souhaitons donner aux enfants africains comme européens de quoi asseoir leur identité en leur présentant des personnages d’origine africaine qui leur permettent d’élargir leur vision du monde.

Je crois que les éditeurs jeunesse se doivent d'apporter leur contribution à l'établissement ou au rétablissement de ponts entre les enfants et entre les cultures pour que, plus tard, certains ne se sentent pas à la périphérie d’un monde dont ils sont pourtant les citoyens. Nous aimerions grâce à ces productions, que les jeunes se sachent les héritiers et descendants d'importantes personnalités universelles, porteuses d'espoir et de changement.

ZOOM

A propos de Léopold Sédar Senghor et Aimé Césaire

Kidi Bebey : Ce sont deux personnages politiques qui mesuraient l’importance de la culture.

Ils la pratiquaient en tant qu’auteurs et avaient compris que la culture était une force de développement pour leur pays.

Ecrire et devenir la voix de ceux dont la parole est inaudible, écrire et restaurer l’importance de sa propre culture, la remettre au même niveau que les autres cultures du monde était d’une importance capitale.

Et c’est ce qu’ont fait Césaire et Senghor.

Matthias Turcaud