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Rencontre avec NGARTARA NGARYENGUE, l'unique libraire de N'Djaména

La rencontre avec Ngartara Ngaryengue, directeur de la librairie La Source à N’Djaména, est l’occasion de faire le point sur la chaîne du livre au Tchad.

Fervent défenseur des livres, le directeur exhorte chaudement à la lecture.

Est-ce que vous pouvez vous présenter en quelques mots ?

Ngartara Ngaryengue : Je suis libraire et directeur de la librairie La Source, qui se trouve dans le quartier Kabbalaye à N’Djaména ; ça fait dix ans que je suis libraire.

Quand avez-vous décidé de devenir libraire ?

Ngartara Ngaryengue : J’ai décidé de devenir libraire quand j’ai compris qu’il y a, au Tchad, un problème de distribution du livre. Le livre se distribue très mal d’une région à une autre, d’un établissement à un autre, et que faire, dans cette situation-là ?

Alors je me suis dit que peut-être je pouvais apporter ma petite contribution. J’ai voulu faire circuler les livres pour créer un amour de la lecture. J’ai commencé d’abord avec des caravanes du livre, à voyager à travers les régions les plus reculées du Tchad.

On avait un van, des écrivains, des humoristes, des animateurs, donc toute une équipe d’animation. Ca a permis d’attirer les enfants, les élèves, les étudiants, le grand public qui nous découvraient pour la première fois. Ca fait donc dix ans que j’ai embrassé ce métier passionnant mais combien de fois aussi ingrat.

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Pourquoi ingrat ?

Ngartara Ngaryengue : C’est un métier qui n’est pas reconnu. On nous prend toujours pour des commerçants. Or c’est quand même un commerce assez particulier. Je suis d’abord un acteur culturel et ensuite commerçant.

Je ne brandis donc pas tout suite le ticket de commerçant, sinon je ne pourrais pas faire fonctionner une librairie. La marge d’une librairie est très petite, il faut avoir d’abord l’amour du livre. Il faut pouvoir travailler dans des conditions difficiles, accepter de baisser considérablement sa marge et promouvoir le livre.

Comment le faites-vous, en plus de « La Source » ?

Ngartara Ngaryengue : On a d’abord créé une succursale à N’Djaména, vers le centre commercial et ensuite une autre librairie à Moundou. On a essayé d’aller plus loin, de faire vraiment connaître les écrivains tchadiens, à travers aussi la caravane du livre.

Ils écrivent, mais ils ne sont pas connus. Pour certains, ils sont davantage connus à l’extérieur que dans leur propre pays. Si on prend le cas de Koulsy-Lamko ou Nimrod…

Ceux qui écrivent ici au pays, comment vont-ils se faire connaître ? Même au niveau des établissements, les élèves ne les connaissent pas, alors que ce serait plus facile de connaître ceux qui sont restés au pays que ceux qui vivent à l’extérieur. C’est là qu’intervient le travail du libraire.

On veut présenter ces auteurs-là et leurs écrits, donc on organise également des séances de dédicace, des présentations de livres, ici ou en dehors de la librairie. Aïda de Ghazali Mahamat Idriss est au programme de sixième, République à vendre d’Isaac Tedambe au programme de terminale. Certains sont au programme, mais pas tous. On doit les faire connaître.

Comment se porte le milieu littéraire au Tchad ?

Ngartara Ngaryengue : Le milieu littéraire est difficile au Tchad. On n’a pas vraiment de maisons d’édition avec des comités de lecture et des critiques littéraires. On a Les éditions du Sao, mais ils n’ont pas de comité de lecture, donc c’est le directeur qui fait tout.

Outre la qualité, variable des écrits, les écrivains tchadiens ont de plus beaucoup de difficultés pour se faire éditer à l’extérieur. Là il y a plusieurs raisons. Pour certains écrivains, c’est coûteux à l’extérieur, puisque les éditeurs demandent toujours la correction et d’autres frais. Il faut au moins 2 millions 5 (ndlr : en francs CFA, près de 4 000 euros) pour se faire éditer à l’extérieur, au Cameroun ou en Côte d’Ivoire 1 million 5 (ndlr : en francs CFA, près de 2000 euros).

L’édition a beaucoup évolué. De plus en plus les éditions sont à compte d’auteur. Si l’auteur ne débourse pas d’argent, il ne va jamais voir son œuvre éditée, l’inspiration n’est pas la seule condition, l’argent est nécessaire.

C’est là que le ministère de la culture a un rôle à jouer : il faudrait qu’il y ait un fonds pour encourager les écrivains tchadiens. Or le ministère de la culture n’a pas ce budget. Moi-même je n’ai pas assez de trésorerie, donc je ne peux commander que très peu d’exemplaires, et l’auteur doit encore chercher de l’argent.

Une autre difficulté va se présenter à lui ensuite, comme il n’est en plus pas libraire : c’est la distribution, et il faudrait qu’il rencontre lui-même des libraires. Les livres circulent donc très mal et il faut ainsi que l’Etat impulse une politique du livre pour toute la chaîne du livre, et initier l’enfant à la lecture dès la maternelle et l’âge de trois ans. Là on aurait une génération de lecteurs, amoureuse des belles-lettres.

Cependant si l’Etat ne fait rien, la littérature tchadienne, bien que riche, va avoir de plus en plus de mal à s’imposer, par rapport à la littérature camerounaise, ivoirienne, et j’en passe ; on aurait rien ou très peu publié, et ça resterait uniquement tchado-tchadien, ce qui serait bien dommage.

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En ce qui concerne les rencontres que vous avez organisées à la librairie, le public a-t-il répondu présent ?

Ngartara Ngaryengue : Le public n’a pas une culture de lecture et ne connait pas les écrivains. Si c’est un enseignant connu à l’université ou dans le circuit universitaire, il va faire déplacer facilement un public, qui sera composé de ses étudiants. Si c’est un homme politique connu à l’échelle nationale, la salle sera également remplie.

Je prends l’exemple de Maître Béchir Madet, l’ancien ministre du pétrole qui a écrit Le Notaire. Et bien, qu’est-ce qui se passe ? La salle du CEFOD était pleine à craquer. Tout le monde en a parlé, voulait voir Maître Béchir et savoir ce qu’il avait écrit.

D’autres ont moins de public, réunissent seulement le cercle de la famille ou des amis. En même temps, pour faire déplacer le public, il faut faire beaucoup de publicité, que la presse en parle, passer à la télévision, à la radio à l’émission « Café littéraire ». Il faut que le public le sache déjà, qu’il n’y ait plus de fossé entre les auteurs et le public.

Etes-vous satisfait du nombre de clients qui viennent acheter des livres à la librairie ?

Ngartara Ngaryengue : C’est le nerf de la guerre. Dans une librairie, s’il n’y a pas de visites, vous êtes amené à fermer la porte. Je suis très déçu du nombre de clients. On se demande ce qui se passe au niveau du public tchadien. On est la seule librairie de N’Djaména, et c’est à peine s’il y a deux ou trois personnes, comme si le Tchadien avait tourné le dos à la lecture.

Déjà, la littérature en tant que telle n’intéresse pas tellement les Tchadiens. Ils viennent demander la littérature prescrite, obligatoire, enseignée au lycée ou à l’université. Ceux qui viennent par ailleurs sont des professionnels : les juristes vont au rayon « droit », les gestionnaires et les experts comptables sont intéressés par les livres de comptabilité et d’économie, et ainsi de suite.

Les expatriés, ne connaissant pas trop la littérature tchadienne, ne s’y intéressent pas. Quand ils viennent, c’est souvent pour l’actualité. Ils vont demander le livre paru sur Trump, Macron, Hollande… La presse en parle en France et ils demandent si on l’a à la librairie. Sinon ils se ruent beaucoup sur le rayon « Tchad » pour connaître un peu le pays, la cartographie…

Nous avons pourtant beaucoup de nouvelles éditions, des romans, des beaux-livres, des bandes dessinées ou des ouvrages religieux, nous avons tout ce qu’il faut pour nourrir le cerveau ; mais on ne nous visite pas.

On me dit que le livre est cher, c’est ce que j’entends le plus souvent de mes clients. Cependant le libraire n’est pas responsable du prix des livres, on se conforme au prix de l’éditeur. Le libraire ne fait que négocier une marge, et nous négocions 10 à 15%. Si au départ le prix est déjà cher, ce n’est pas le libraire qui va le baisser. A l’exception de certains livres volumineux, pour lesquels il faut payer le surpoids, le prix est le même que celui indiqué sur la quatrième de couverture.

S’ils trouvent cela dit que le livre est cher, les Tchadiens peuvent fréquenter les bibliothèques. Or, quand je rencontre mes amis bibliothécaires, ils me disent que le taux de fréquentation est très faible ! On peut le voir à la bibliothèque du CEFOD, du Centre universitaire, à l’IFT (Institut Français du Tchad)… Il y a peu de visites. Le ministère doit susciter un déclic en favorisant la lecture par des concours littéraires et des évènements autour du livre.

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Pour finir, qu’est-ce que la littérature peut-elle apporter selon vous ?

Ngartara Ngaryengue : D’abord les connaissances. Ce que vous ne connaissez pas, à travers la lecture, vous allez l’apprendre, ne serait-ce que pour enrichir votre vocabulaire et comprendre le sens des mots. Si vous êtes éloquent, que vous parlez et que vous raisonnez bien, les gens auront tendance à vous choisir comme un leader.

La lecture vous permet aussi de voyager. Même en étant au Tchad, je peux apprendre la politique, l’économie et les régions du Cameroun, et ma connaissance pourra déterminer mon choix d’aller dans telle ou telle région.

La lecture est la nourriture du cerveau, et quand on ne le nourrit pas, comme quand on ne nourrit pas son ventre, on devient malade. Quand vous ne lisez pas, vous devenez analphabètes. Même des intellectuels ou des gens qui se disent intellectuels deviennent de facto analphabètes s’ils cessent de lire.

Quelqu’un peut être détenteur d’un Master ou d’un Doctorat mais avoir de la peine à s’exprimer, quand il écrit il n’y a pas une seule phrase sans faute, tout ce qu’il écrit c’est du « n’importe quoi », vous n’arrivez pas à avaler, et c’est simplement parce qu’il a cessé de lire. A la fin d’un mot, il ne sait plus s’il faut mettre « t » ou « d », s’il faut accorder…

Quand on est intellectuel, ça veut dire qu’on se cultive tous les jours, qu’on nourrit son cerveau tous les jours, et le cerveau doit être nourri par la lecture, l’importance de la lecture n’est donc plus à démontrer. C’est inévitable.

Les grandes personnalités lisent souvent énormément, et ça c’est un des grands problèmes du Tchad : parce qu’on ne lit pas assez, on est nerveux, les gens sont en manque de raisonnements logiques, et ils en viennent tout de suite aux mains, à la bagarre. Or, je peux faire comprendre à l’autre par un raisonnement qu’il a tort et qu’il n’a pas à faire ce qu’il fait, qu’il gêne la liberté de son voisin.

L’histoire du Tchad, aussi, se trouve dans les écrits, dans les carnets d’histoire. Vous avez presque l’histoire de toutes les ethnies. Si vous prenez le temps de lire tous les cahiers d’histoire, vous connaîtrez toutes les ethnies du Tchad ; et quand vous voyagerez à travers les régions du Tchad, vous pourrez vous faire accepter facilement par les gens. Quand vous arriverez dans la région des Saras et que vous allez vous conformer à leurs us et coutumes, ils seront surpris. « Il n’est pas Sara ! Comment connait-il notre coutume ? » Vous l’aurez appris dans les livres ! Et vous pourrez devenir amis avec eux.

Je pense que la lecture est responsable de notre développement socio-culturel, nous permet de nous connaître entre Tchadiens et aussi de connaître les étrangers. On ne peut pas se passer de la lecture si on veut se développer.

ZOOM

La Caravane du livre

Ngartara Ngaryengue : Nous on essaye de faire ce qu’on peut, mais à l’impossible nul n’est tenu. L’exemple est là avec la caravane du livre que j’ai dû arrêter par manque de soutiens et de sponsors.

Pour la caravane, il faut de la logistique, il faut des 4x4, prendre en charge le logement de ces artistes et de ces écrivains qui se déplacent, leurs cachets, et tout ça…

Comme je l’ai dit, la caravane c’est une grande animation, un grand évènement littéraire. Ca fait connaître l’écrivain à travers ces écrits, l’artiste qui n’est pas nécessairement connu en dehors de son quartier ou dans la région où il vit, les animateurs, et là on va jusqu’à Abéché, Ati, Sarh, Moundou.

Propos recueillis par Matthias Turcaud à la librairie La Source le 25 mai 2018