Essais / sénégal

EN QUETE D'AFRIQUE (S), passionnant dialogue croisé

Albin Michel

Le philosophe sénégalais Souleymane Bachir Diagne et l'anthropologue français Jean-Loup Amselle proposent dans cet essai une réflexion très féconde et éclairante sur l'Afrique, ou les Afriques.

Comme l'indique le professeur de littératures francophones Anthony Mangeon dans sa préface, l'objectif du livre est clair : "contribuer (...) aux débats inachevés sur la question post-colonisation et sa mutation décoloniale", comme "abattre les barrières réelles et imaginaires qui fragmentent notre monde".

Au sein d'une forme libre - celle que Souleymane Bachir Diagne nomme une "conversation-livre" -, des notions essentielles, telle que la "post-colonisation", la "décolonisation", l' "universel" et le "particulier" sont tour à tour convoquées, analysées et décortiquées.

Il s'agit, de prime abord, d'interroger les concepts au cœur de l'ouvrage avec précaution et minutie, et se poser déjà une question aussi simple que nécessaire : "De quoi le mot "Afrique" est-il le nom ?" Cette question fondamentale permet à Souleymane Bachir Diagne de rappeler que l'appellation vient à l'origine des Romains - par dérivation du terme "Afer" ; que "les Arabes ont baptisé 'Ifriqiyya' les terres au sud de la Méditerranée et à l'ouest de l'Egypte"...

 

La question de la nécessité de mettre l' "Afrique" au pluriel ou non fait également l'objet d'un développement vraiment instructif. La recherche d'un projet commun étendu au continent obère-t-il la coexistence de particuliers ? La réponse de Souleymane Bachir Diagne est "non" :

"Aucune région du monde n'a été traitée avec autant de désinvolture dans des généralisations sans fondement que le continent africain. Mais il ne faudrait pas en arriver au pur réflexe d'en faire le seul continent dont il faille maintenant toujours parler au pluriel, quel que soit le sujet. Personne ne dit "les Europes", parce que, quand on fait référence à l'Europe, on pense d'abord à la construction continue de celle-ci. Il n'en va pas autrement pour l'Afrique."

La "quête" de l' "universel" n'empêche pas la pluralité, et on peut, comme dans la préface, citer Aimé Césaire prônant "un universel riche de tous les particuliers". Souleymane Bachir Diagne plaide ainsi en faveur de la valorisation de langues africaines telles que le wolof, mais aussi l'igbo, l'akan ou le luo - Jean-Loup Amselle n'en voit au contraire pas l'utilité, désirant avant tout se concentrer sur les rapprochements et les points de jonction entre les cultures.

De quoi parle-t-on, oui, quand on parle d'Afrique ? Et n'est-ce pas aussi une invention - comme l'avait remarqué Valentin Mudimbe avec son ouvrage-référence du même nom ? Dans son chapitre "De l'inexistence de l'Afrique - et de l'Europe", Jean-Loup Amselle écrit : "Il en va des continents comme des langues, ils n'existent que parce qu'on en parle, parce qu'on les parle." L'anthropologue accentue également la difficulté à expliquer le concept d' "Afrique" en arguant : "l'Afrique est un signifiant flottant de nature performative, qui appartient à tous ceux qui s'en réclament, qu'ils vivent sur le continent africain, en Europe, aux Amériques ou en Asie."

Palpitante mine d'informations, "En quête d'Afrique(s). Universalisme et décolonisation" s'apparente à un cours universitaire accéléré où l'exigence intellectuelle n'empêche pas une agréable liberté de ton, incluant faits divers, taquineries ou encore une anecdote sur la friandise Bounty, rapportée par Jean-Loup Amselle, et qui, rappelons-le, est noire à l'extérieur, blanche à l'intérieur - nous incitant ainsi à nous méfier des apparences ! L'histoire, la philosophie, la sociologie, l'anthropologie, la linguistique, la littérature ou encore la théologie et la géopolitique se mêlent dans un flux gourmand. De nombreuses éminentes figures sont également évoquées, telle que Ngugi wa Thiong'o, Cheikh Anta Diop, Wole Soyinka, Léonora Miano, Kwasi Wiredu...

La forme choisie du dialogue s'avère pertinente, puisqu'elle invite directement le lecteur à participer à la réflexion et à se positionner. Surtout, elle se révèle très adaptée à cette "réalité mouvante, ouverte" qu'est l'Afrique.

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Contre l'eurocentrisme - "provincialiser l'Europe"

Dans le sillage d'un Dikesh Chakrabarty, on peut être tentés, avec Souleymane Bachir Diagne, de "provincialiser l'Europe" et mettre fin à une hégémonie injustifiée qui n'a que trop duré.

Pour reprendre les mots de Jean-Paul Sartre dans "Orphée Noir", sa préface à l'"Anthologie de la poésie nègre et malgache" de Léopold Senghor, l'homme "blanc" a joui pendant très (trop ?) longtemps de "voir sans être vu" et de considérer qu'il pouvait légitimement juger les autres sans se juger lui-même.

Le temps est peut-être arrivé de mettre enfin terme à cet eurocentrisme étriqué et condescendant.

Matthias Turcaud