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DAVID CONSTANTIN, une autre Ile Maurice

Le cinéma comme prise de parole politique

Depuis de longues années, le réalisateur et artiste plasticien David Constantin s'engage, à travers ses films et ses projets, à donner une image de l'Ile Maurice bien éloignée de celle des prospectus touristiques.

Son prochain long-métrage, "Regarder les étoiles", soulève la question : "comment apprendre à être et s'aimer, lorsque, focalisés sur une course à l'argent, nous n'avons pas développé les outils pour le faire". Rencontre.

Comment êtes-vous devenu réalisateur ? 

David Constantin : Ce qui m’intéresse d’abord, c’est de raconter avec des images. J’ai commencé par la photo, puis le métier de cadreur. Organiser les images, les mettre en rapport, créer du sens en les juxtaposant m’a amené assez naturellement vers le métier de réalisateur. J’ai aussi une pratique artistique plastique qui m’a, je pense, apporté une approche du cadre différente. 

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© JVenner

Loin des hôtels mauriciens au luxe insolent, vous parlez de dockers, d'usines de textile ou de champs de sucre à canne, de vies souvent précaires ou modestes. Comment choisissez-vous les sujets de vos films ? 

David Constantin : Nos sociétés sont traversées sans doute plus que pour les générations précédentes par des bouleversements, des changements profonds de paradigmes soutenus par une vision économique libérale qui ne semble plus avoir de limite. Ces changements impactent fortement la relation des individus à leur environnement, au travail, à la terre, à leur identité, au sentiment de liberté entre autres. Ce sont ces individus pris entre deux eaux qui m’intéressent. Ceux pris en étaux entre le monde d’avant et le suivant qui tarde à apparaître et dont les contours sont mouvants.

Mon terrain d’exploration reste Maurice, qui est comme un laboratoire miniature de ces changements à l’œuvre. Je vis sur ce petit territoire de 2000 km2, qui est en quelque sorte, depuis le XVIe siècle, un précipité de la mondialisation et du libéralisme économique. Parce qu’il s’agit d’un petit territoire, les choses sont juxtaposées et immédiatement visibles et appréhendables, plus qu’ailleurs où l’échelle du territoire change la perception. Il y a dans cette juxtaposition de mondes, de conceptions du développement, de richesses, d’histoires, de traditions, et de mythologies une forme de violence sourde. Parler de Maurice c’est donc aussi à mon sens parler du monde. 

Vous avez tourné beaucoup de documentaires. Préférez-vous la fiction aujourd'hui ?

David Constantin : Je mène aujourd’hui deux projets en parallèle, celui-ci qui est un long métrage de fiction et un autre qui est un documentaire collectif, je n’ai donc pas délaissé complètement la forme documentaire, mais paradoxalement j’ai l’impression que la liberté de la fiction me permet aujourd’hui de m’approcher plus de certaines réalités, de dire des choses plus directement qu’en documentaire. Mais ça dépend aussi beaucoup du sujet traité. Quoi qu’il en soit, ma démarche en fiction n’est pas très éloignée d’une démarche documentaire.


Pouvez-vous nous dire quelques mots sur "Regarder les étoiles", votre deuxième long-métrage de fiction ? Quels en sont les enjeux principaux ? 

David Constantin : "Regarder les Etoiles" parle de la rencontre entre deux personnages qui n’étaient pas faits pour se rencontrer, tant leurs univers sont éloignés et alors qu’ils évoluent tous les deux sur la même île. Je voulais parler de cette logique d’espaces clos, qui est le fondement même de la division sociale, communautariste et économique, à travers la rencontre de ces personnages ayant pour point commun de vouloir sortir de leurs cercles respectifs. Dans l’espace confiné d’une île composée d’une multitude d’espaces clos hétérogènes, les univers se croisent et s’entrechoquent : la cité ouvrière, la villa, l’atelier textile, la maison close, l’ashram.

Mais au-delà des lieux, ce sont des mondes qui s’entrechoquent : le travail, la richesse, la logique des communautés, des religions. Ces mondes que tout sépare se télescopent avec d’autant plus de violence qu’ils nourrissent entre eux une tension mutuelle. C’est un film sur comment apprendre à être et à s’aimer lorsque, focalisés sur une course à l’argent, nous n’avons pas développé les outils pour le faire.

Combien de temps avez-vous passé sur le scénario de ce film ? 

David Constantin : Nous avons commencé l’écriture du film fin 2017 avec Fred Eyriey, le coproducteur du film et nous pensons tourner en avril 2021. Cela fait donc un peu plus de 2 ans et nous entrons maintenant dans la phase de financement du projet.

De quelle manière travaillez-vous ? Plutôt spontanée, ou très travaillée ?

David Constantin : Comme l’économie de nos films est souvent précaire, ma tendance est de travailler beaucoup en amont. Surtout avec les acteurs qui sont tous non-professionnels. Il y a toujours évidemment de la place pour les propositions des acteurs ou des changements spontanés, mais à mon sens cela n’est possible que s’il y a en amont un gros travail de préparation. Je n’aime pas trop laisser les choses au hasard !

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© CPelzer

Comment avez-vous trouvé vos acteurs ? Leur laissez-vous une grande marge de manœuvre ? 

David Constantin : Nous en sommes encore au début de la recherche des acteurs. L’idée est de travailler beaucoup avec eux en amont, pas pour répéter des dialogues déjà écrits mais pour cerner les personnages, faire émerger chez les acteurs ce qu’ils possèdent déjà de ces personnages et les accompagner dans ce travail psychologique pas toujours très simple. Ce sont des temps d’atelier intensifs où les acteurs ont une grande marge de manœuvre, de proposition. Les choses se fixent naturellement petit à petit et lorsqu’on arrive au tournage chacun est dans son personnage et sait ce qu’il doit faire.

"Regarder les étoiles" se passe à Rivière Noire, un district de l'Ile Maurice qui a beaucoup changé en peu de temps. Qu'est-ce qui le rend particulièrement cinématographique à vos yeux ? 

David Constantin : C’est justement ce changement accéléré et la juxtaposition des choses qui le rend visuellement intéressant (comme toute la côte mauricienne par ailleurs). D’un côté de la route les villas de luxe, de l’autre la cité ouvrière, d’un côté le village de pêcheurs, de l’autre une Smart City qui asphyxie et qui tue l’âme de ce village de pêcheurs tout en le prenant comme argument de vente… Ce qui est intéressant, ce sont aussi les strates de ce développement précipité et la nécessité absolue d’effacer la trace précédente pour imposer la sienne. Il y aurait matière à une psychanalyse de groupe !

Le cinéma peut-il servir à résister, ou changer les mentalités ?

David Constantin : Dire qu’un film change les mentalités est peut-être un peu illusoire, par contre il peut aider à mettre en lumière certaines problématiques qui traversent nos sociétés et, ce faisant, aider le plus grand nombre à mieux comprendre les enjeux du monde dans lequel il vit, à se faire sa propre opinion loin du feu roulant des médias d’information. Et puis aussi il y a l’impact de l’image et l’effet de catharsis pour un pays comme le nôtre, peu habitué à voir sa réalité contemporaine, loin du cliché touristique, racontée sur un écran.

Est-ce qu’un film sert à résister ? Oui, je pense que lorsqu’il n’est pas purement de divertissement, et pour les raisons exposées plus haut, il est une forme de prise de parole politique.

En termes de distribution et de production, faire des films comme les vôtres à Maurice, est-ce difficile ?

David Constantin : C’est de toute façon difficile de faire des films indépendants partout dans le monde, mais l’éloignement géographique et l’absence d’une production régulière dans la région rajoutent une difficulté supplémentaire. Lorsque nous arrivons à les financer, il faut encore trouver les relais pour que ces films soient vus. Les réseaux de distribution classiques s’intéressent très peu à nos films, nous devons donc imaginer des stratégies alternatives et prendre en charge une bonne partie du travail de distribution.

Avec Fred Eyriey, le coproducteur du film, nous réfléchissons beaucoup à ces questions. Notamment à celle de pouvoir monter des projets dont l’économie correspond mieux à celle de notre région et non selon un modèle européen. S’il y avait une solution toute faite, d’autres l’auraient sans doute trouvé avant nous ! Mais un début de réponse est, je crois, dans le soutien que nous-mêmes pouvons apporter au développement des talents locaux sur nos tournages et la maitrise des circuits de diffusion.

Comment le cinéma mauricien se porte-t-il selon vous ? 

David Constantin : Je ne sais pas si on peut parler d’un cinéma mauricien à proprement parler. Il y a beaucoup de tentatives qui ne dépassent souvent pas le cercle des amis ou, au mieux, une petite semaine en salle. Le problème est que les structures de base pour développer l’écriture, la production, l’accompagnement des projets ne sont pas bien en place et leurs actions ne sont pas coordonnées, cela rend très difficile d’avoir des interlocuteurs qui parlent le même langage. 

Où en est "Regarder les étoiles" aujourd'hui ? Peut-on espérer découvrir votre film bientôt ? 

Nous en sommes vraiment au tout début ! Les financements commencent à être suffisants pour nous permettre de nous projeter. Nous envisageons de tourner en avril prochain. D’ici là il y a encore beaucoup de travail ! 

ZOOM

Le festival "Ile Courts"

Avec Elise Mignot, vous avez dirigé le festival de courts-métrages mauricien "Ile courts". Quel bilan en tirez-vous ?

David Constantin : Elise a maintenant regagné la France où elle mène un autre beau projet de cinéma associatif à Caen. Ile Courts continue sa route avec d’autres équipes, même si nous avons dû faire une pause cette année à cause de la COVID-19. Pour ma part, après avoir créé le festival en 2007 et après l’avoir animé avec quelques amis pendant de longues années, j’ai laissé la main à d’autres équipes qui amènent du sang neuf et des idées nouvelles.

Le bilan est très positif. Nous avons fidélisé un public et continuons à le développer, notamment en emmenant le cinéma dans des zones de l’île où les habitants ont peu ou pas accès au cinéma. La particularité du festival est aussi d’être un lieu de création. Depuis 2007, nous avons accompagné une quarantaine de courts métrages de jeunes auteurs mauriciens.

Mais nous constatons aussi que depuis 10 ans la manière de « consommer » les films a changé, la motivation de ceux qui veulent en faire aussi a évolué, les outils ont changé. Nous sommes donc engagés depuis 2 ans dans une large réflexion sur comment accompagner au mieux des projets de films en 2020, en tenant compte de tous ces changements et des moyens limités que nous avons. Nous nous concentrons aussi beaucoup sur l’éveil et l’éducation à l’image.

Matthias Turcaud