Films / tunisie

TAHAR CHÈRIAA, un monument !

Caravanes Productions

"Un chemin du Nord vers le Sud et du Sud vers le Nord"

L'amoureux du cinéma Mohamed Challouf s'acquitte d'un devoir de mémoire important en rendant hommage au pionnier Tahar Chèriaa, fondateur du festival de Carthage, qui a construit beaucoup de ponts précieux entre l'Afrique du Nord et l'Afrique subsaharienne.  

Mohamed Challouf, documentariste et programmateur chevronné travaillant entre la Tunisie et l'Italie, livre en 2015 un hommage très touchant et dense consacré à celui qu'il considère comme son "père spirituel", Tahar Chèriaa. Présenté dans de multiples festivals - à Madagascar, en Egypte, en Tunisie, au Burkina Faso, aux USA, en France, au Portugal, au Cameroun, au Sénégal ou en Allemagne -, ce documentaire mérite d'être redécouvert sans tarder par ceux qui n'auraient pas encore entendu parler de Tahar Chèriaa. 

Mohamed Challouf a pris soin d'interviewer de très nombreux témoins intéressants dans ce film qui ne dure qu'une heure dix, mais s'avère d'une impressionnante densité. On en apprend beaucoup, en peu de temps. Malgré la durée relativement brève du film, toute la vie de cette figure importante du cinéma tunisien, panafricain et arabe est retracée : à commencer par sa fréquentation à l'école Sayada de Lamta. Rares étaient les parents de Lamta, souvent des tisserands ou des pêcheurs, qui envoyaient leurs enfants à l'école faute de moyens. Cependant, les parents de Tahar Chèriaa, l'y ont envoyé, et Chèriaa s'est révélé très brillant, sautant même plusieurs classes. Il était aussi scout, ce qui choquait les gens de Sayada. Très jeune encore, Chèriaa avait donc déjà l'habitude de nager à contre-courant ! 

Tahar chèriaa et Sembéne ousmane à Dakar Photo Mohamed Challouf

Tahar Cheriaa et Sembène Ousmane à Dakar (Photo Mohamed Challouf)

Mocef Charfeddine, pionnier du ciné-club de Sousse, était camarade de Chèriaa au collège Sadiki. Il raconte que Chèriaa bénéficiait d'un statut d'interne gratuit et d'une bourse octroyée par la Fondation Sadiki, qu'il aimait beaucoup lire et aller au cinéma dès l'enfance, mais pas jouer au foot, contrairement à beaucoup d'enfants de son âge.

Le journaliste Ali Baklouti a, lui, côtoyé Tahar Chèriaa au collège de garçons de Sfax, et rend compte de l'hyperactivité de Chèriaa à la tête du ciné-club Louis Lumière au cinéma Atlas, qui s'appelle d''ailleurs désormais le ciné-club Tahar Chèriaa. Baklouti décrit ce ciné-club comme "un espace d'expression libre". Chèriaa s'était manifestement imposé comme un de ses dirigeants les plus actifs, et exhortait beaucoup ses camarades pour qu'ils assistent aux projections et aux projets qui s'ensuivaient. La cinéphile Madame Didi, également interviewée par Challouf, garde un souvenir très agréable et nostalgique du ciné-club, où, à l'en croire, "la salle était toujours pleine, très conviviale", et l'atmosphère, "sfaxienne" avant tout, fondée sur le respect de tout un chacun et la cohabitation très pacifique et joyeuse entre de nombreuses communautés différentes.

Laassaad Jamoussi évoque, lui, la création de la Fédération tunisienne des ciné-clubs grâce à des professeurs français et tunisiens progressistes et anticolonialistes, ce qui était l'idée de Tahar Chèriaa. Ensuite, dans les années 1960, Tahar Chèriaa a été chargé de s'occuper de cinéma à Tunis pour le ministère de la culture, et tous les documents de la Fédération ont été transférés de Sfax à Tunis.

Mohamed Challouf montre à travers ces différents témoignages et plusieurs images d'archives à quel point Tahar Chèriaa était déterminé, patient, ouvert d'esprit, et aussi et surtout passionné de cinéma. Bien qu'en 1966, la Tunisie n'avait encore sorti aucun long-métrage de fiction mais seulement des courts-métrages d'information, Tahar Chèriaa a réussi à créer le festival de Carthage, aidé par certaines "circonstances favorables", pour reprendre ses propres termes, et notamment la volonté de la part du gouvernement d'encourager des manifestations culturelles.

Hethili Chaouache, pionnier du ciné-club de Sousse, raconte qu'au départ Chèriaa ne disposait pas ni d'une structure officielle ni de grands moyens, il a donc fait appel aux différents pionniers des ciné-clubs pour qu'ils aillent chercher tel ou tel invité à l'aéroport, et l'amènent à l'hôtel Hilton. Il faisait avec les moyens du bord, la volonté était si forte qu'elle semblait combler le manque de soutiens et de matelas financier.

Le documentaire montre bien qu'il s'agit d'un visionnaire, ayant construit beaucoup de ponts entre l'Afrique du Nord et l'Afrique subsaharienne, et ayant aboli bien des clichés et bien des divisions artificielles. Le chercheur djiboutien à l'UNESCO Ali Moussa Iyé insiste par exemple sur l'impressionnante capacité d'adaptation de Tahar Chèriaa, racontant comment il est venu à une séance de broutage de khat, même s'il n'en a pas consommé lui-même, et qu'à un moment, les gens le regardaient et avaient l'impression qu'il était à Djibouti depuis toujours !

Avec Carthage, Chèriaa est parvenu à proposer une alternative appréciable à Cannes et Venise par exemple, il a beaucoup milité, efficacement et concrètement, pour une meilleure visibilité des films africains. Chèriaa tenait beaucoup à ce que le festival de Carthage ne s'apparente pas à une simple "fête sans lendemain", mais qu'il inaugure un vrai changement dans la manière de valoriser et distribuer les films. On lui doit en outre la célèbre phrase : "Qui tient la distribution tient le cinéma".


La journaliste Jalila Hafsia, première Tunisienne à avoir écrit un livre en langue française, parle, elle, à propos du festival de Carthage, d' "une sorte de rêve accompli". On retrouve ces termes dans les propos de l'iconique Ousmane Sembène, grand ami de Mohamed Challouf, qui souligne son intarissable curiosité pour les films d'Afrique subsaharienne, et qui dit : « Notre rêve, lui et moi, c'est un chemin du Nord vers le Sud et du Sud vers le Nord, qui n'est pas encore établi. La quintessence culturelle de l'Afrique se trouve au milieu du Sahara. » 

Mustapha Nagbou confirme aussi son importance et le rôle absolument décisif qu'il a joué : "Il nous a appris à ne pas avoir peur. Il a contribué à la libération de la pensée tunisienne grâce au cinéma." Annette Mbaye d'Erneville, journaliste et femme de radio sénégalaise, souligne sa modestie tout comme son sens aigu des relations publiques, et le désigne par la périphrase "l'unificateur du cinéma arabe et africain". L'historien du cinéma et réalisateur tunisien Férid Boughédir ainsi que l'ancien directeur du Centre Cinématographique Marocain et fondateur du festival de cinéma de Khourigba Nour-Eddine Saïl témoignent eux aussi de son importance capitale et du rôle totalement décisif qu'il a joué, n'hésitant pas à prendre des risques et séjournant même en prison à cause de ses convictions et de sa passion !

En une heure dix, le film en dit donc vraiment long. Mohamed Challouf s'efface avec sobriété devant son père spirituel, n'apparaissant jamais à l'image. Il faut souligner la qualité du montage assuré par Kahena Attia, assistée par Asma Khelifi, Nouha Ben Lahbib et Hachem Soualeh. A l'image, Challouf a été épaulé par Cristina Bocchialini, Kamel Regaya et Hatem Nechi. Les choix musicaux s'avèrent également cohérents, et en accord avec le panafricanisme prôné par Chèriaa, puisqu'on entend à la fois Mouna Amari et Pierre Akendengué !

Remerciements chaleureux à Mohamed Challouf.

 

ZOOM

Le meilleur ami et le "père spirituel" des cinéastes

Outre Ousmane Sembène, de nombreux autres cinéastes majeurs témoignent du soutien indéfectible que leur a apporté Tahar Chèriaa.

Le cinéaste égyptien Tawfiq Saleh, duquel il était très proche et qui a notamment signé "Les Dupes", tourné en Syrie, affirme : « Je crois que personne ne m’a autant aidé professionnellement que Tahar Chériaa ».

La documentariste égyptienne Ateyyat El Abnouddy, à laquelle on doit par exemple le documentaire « Seas of Thirst », souligne également à quel point Tahar Chèriaa l’a soutenue, alors qu’elle n’était encore qu’une débutante, et montre toutes les portes qu'il lui a ouvertes : « Tahar m’a donnée l’occasion de voir la vraie Afrique. Et j’ai pu rencontrer de grands cinéastes africains ». Elle déclare, de plus, avoir observé que tous les jeunes cinéastes le considéraient comme leur « père spirituel ».

Enfin, le cinéaste burkinabè Gaston Kaboré ne tarit pas d'éloges non plus : « Il était pour la diversité avant même l’heure du combat. », « Il avait toujours une vision très haute de ce que doit être le Fespaco ». Kaboré souligne sa qualité d'écoute, et de regard, le rôle de "père" qu'à ses yeux il remplissait aussi parfaitement : « Il savait écouter, il regardait les films avec une acuité assez extraordinaire. », « Même quand il vous parlait de votre propre film, vous appreniez des choses. »

Matthias Turcaud