Romans / gabon

TU NE PERDS RIEN POUR ATTENDRE, le polar pour dire des réalités difficiles

Plon

À la fois modeste et ambitieux

En neuf polars écrits en moins de vingt ans, le romancier gabonais Janis Otsiemi a construit une oeuvre cohérente, divertissante mais aussi très lucide sur les maux de son pays.

Avec Tu ne perds rien pour attendre, polar fiévreux et très noir, Otsiemi propose une intrigue bien ficelée qui donne un bon aperçu des maux du Gabon - entre, notamment, corruption illimitée, criminalité grimpante ou misogynie maladive. L'intrigue en elle-même sert en effet à dénoncer l'immoralité sans limites d'une caste préservée et surpuissante, mue par un appât du gain délirant, et se croyant au-dessus de toutes les lois. On le voit notamment avec Jean-Dominique Léandri, propriétaire d'un casino et impliqué dans une sombre histoire de trafic de drogue très important, dans lequel il se fait aider par son ami corse, le tout aussi douteux et baraqué Jean-Baptiste Bernardi. "Je révèle à la société gabonaises ses tares les plus méprisables" décrivait ainsi Janis Otsiemi dans une interview pour Jeune Afrique en 2012.


Les personnages principaux sont plutôt attachants, à commencer par le protagoniste, le lieutenant Jean-Marc Ossavou de la Brigade de Sûreté. Celui-ci s'occupe avec amour et attention de sa compagne, mais s'avère surtout hanté par le destin tragique de sa soeur et de sa mère, écrasées en toute impunité par un jeune nanti il y a plusieurs années de cela. Le livre peut en ce sens se résumer à une histoire de fantômes, puisque l'inspecteur va croiser celui d'une jeune fille décédée deux ans auparavant dans des circonstances pour le moins troubles. Le lieutenant Jean-Marc a sinon le mérite de garder son intégrité alors que ses supérieurs ne l'encouragent pas toujours dans ce sens. Il n'est pas non plus parfait cela dit ; il a ses imperfections et ses aspérités, et l'on peut ainsi aisément s'identifier à lui. Il propose par exemple à la jeune victime d'un viol de se venger très violemment d'un violeur au tout début du livre. Le thème des femmes violentées se révèle d'ailleurs omniprésent dans ce court roman. 

Malgré une tonalité réaliste, le livre relève ainsi aussi du surnaturel entre guillemets, ce qui lui octroie une originalité supplémentaire. Ce que des Occidentaux appelleraient "fantastique" ou "irrationnel" passe ici simplement pour "étrange" ou "bizarre". Lorsque Jean-Marc parle de cette "apparition" à ses collègues de travail ou à son entourage, ces derniers s'en étonnent, mais ne prennent pas non plus l'inspecteur pour un fou. En ce sens, Tu ne perds rien pour attendre confirme l'idée bien connue qu'un polar contient souvent une coloration sociologique ou ethnologique, qu'il nous apprend bien des choses sur une société, une ethnie, un peuple, et, plus largement, une manière de penser et d'appréhender le monde et les différents évènements qui peuvent survenir. On peut comparer de ce point de vue les romans de Janis Otsiemi avec ceux du malien Moussa Konaté, à l'image de "L'Affaire des coupeurs de tête" ou de "L'Empreinte du Renard", qui, tout en nous proposant une intrigue policière, nous plonge aussi de manière immersive chez les Dogons et leur culture. 


En dehors de l'intrigue policière maîtrisée sans être exceptionnelle, et de ce que le livre nous apprend de Libreville et du Gabon, le livre vaut cependant aussi pour le style de Janis Otsiemi. Sa langue est simple, facilement compréhensible, mais contient également de nombreuses expressions ou termes gabonais cocasses, comme "les sans-confiance", qui désignent des "babouches en caoutchouc de mauvaise qualité, qui peuvent se déchirer à tout moment", le "long crayon" pour parler d'une "personne qui a fait des études universitaires", "motamoter" pour dire "apprendre par coeur", "partager la bouche de quelqu'un" qui signifie "être du même avis", ou le "jus baptisé" pour se référer à un "jus de fruit mélangé à de l'alcool". Ces particularités linguistiques valent vraiment le détour et octroient une saveur particulière à cet ouvrage comme aux autres de son auteur.

ZOOM

"Un enfant des bas quartiers qui essayait de s'en sortir" et qui a réussi !

Né d'un père ouvrier dans le bâtiment, et d'une mère vendeuse de manioc, Janis Otsiemi, en 1976, grandit au sein d'un milieu précaire et difficile dans le quartier Matitis, sis à Libreville et également surnommé "les États-Unis d'Akébé".

Son premier livre est publié par la fondation gabonaise Raponda Walker, mais il ne s'agit pas encore d'un roman policier - c'est, au contraire, aux dires de l'auteur, très lyrique ! Otsiemi travaille d'abord le jour dans une compagnie aérienne en tant qu'assistant en ressources humaines, mais écrit la nuit. Ses amis l'exhortent à écrire des romans dans lesquels ils pourraient se reconnaître, et Otsiemi suit leur conseil.

Depuis qu'il a embrassé la forme du roman policier, il connaît un succès notoire, et obtient par exemple le Prix du Roman Gabonais en 2010 pour "La Vie est un sale boulot" (2009). Parmi ses autres oeuvres connues, on peut relever "La bouche qui mange ne parle pas" (2010), "African Tabloid" (2013), ou "Le Festin de l'Aube", édités chez la maison d'édition marseillaise Jigal. Autrement, Otsiemi a également rédigé des essais virulents sur la société gabonaise comme "Guerre de succession au Gabon : les prétendants" (2007), ou "Femmes de pouvoir du Gabon" (2010).

Matthias Turcaud