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De l’art « colon »

Editions du Chêne

Les représentations de l’Occidental dans les arts non européens

Dès que les Européens ou les Arabes se sont engagés, par-delà les océans, vers des contrées lointaines, ils ont éprouvé le besoin de donner, sous différents modes d’expression (prose, poésie, dessins, peinture), une représentation des autochtones dans des rapports de mission, des récits de voyages en Afrique ou en Asie ; des journaux de bord de gens de mer, des comptes-rendus d’enquêtes à prétention scientifique sur les mœurs, les croyances religieuses, l‘éducation (l’initiation) des enfants, la position des hommes au sein de l’univers etc.

Ces documents ont un point commun, ils donnent à lire la manière dont leurs auteurs ont perçu l’Etranger – en l’occurrence, la distance culturelle qui les en sépare.

Celle-ci n’implique pas une frontière infranchissable. Car l’intérêt des élites européennes pour la matière travaillée (or, ivoire, cuivre) et les formes élégantes auxquelles elle est soumise ont été valorisées dès les premiers contacts entre les Blancs et les artisans et / ou les artistes du cru.

Par exemple, la trompe traversière en ivoire, conservée d’abord au cabinet des Médailles de la Bibliothèque nationale avant d’être déposée au Musée de l’Homme, a été travaillée par un artisan de la société sapi installée en Sierra Leone (1) ; elle reproduit des motifs ornementaux caractéristiques de l’esthétique portugaise de l’époque manuéline et ceci, à la demande des commerçants lisboètes qui proposaient aux sculpteurs africains des gravures d’objets précieux dont ils devaient réaliser à l’identique les lignes et les courbures. Outre que dès les premiers contacts, une relation mercantile s’établit entre commerçants (ou aventuriers) et artistes continentaux, ces derniers intégrent désormais les canons de la beauté plastique occidentale de l’époque. C’est ainsi que Diego Câo qui, le premier, foula la terre congolaise en 1486, rapporta des dents et des défenses d’éléphants élégamment travaillées. Plus tard, Albrecht Dürer fera l’acquisition de deux salières « afro-portugaises » en ivoire en 1520.

C’est dire la fascination qu’exercent certains objets techniques provenant d’ères culturelles extra-occidentales. Fascination en un sens réciproque puisque les rois africains nouvellement convertis au catholicisme romain font couler dans le bronze crucifix et statues de la Vierge (2). Cela ne signifie pas une reconnaissance réciproque de ces civilisations. Car si, par le support écrit, les Occidentaux ont accumulé les témoignages portant sur les hommes vivant ailleurs et sur leur environnement naturel et culturel, ceux-ci, privés de ce médium, ont certes conçu des légendes, des contes qui se transmettaient de génération à génération et dont l’Européen était le centre, mais du fait qu’elles n’ont pas été recueillies par l’écriture, elles n’ont suscité l’intérêt des chercheurs que récemment, plus précisément. Auparavant, le regard posé par les Africains sur les Blancs n’était pas un domaine d’investigation ; la recherche étant alors inféodée à l’idéologie européocentriste, ne pouvait que se détourner de la question jugée alors sans aucune importance.

L’année 1937 marque un changement d’orientation décisif avec la publication de l’étude de Julius Lips intitulé "The savage hits back" (Yale University Press) avec une préface de Malinowksi et dont le sous-titre "The white man through native eyes" était programmatique. Il y proposait une réflexion sur « les représentations de l’homme (et plus rarement de la femme) occidental(e) dans les arts non-européens ».

Cette dernière citation sert de sous-titre à l’ouvrage de Nicolas Menut (3) qui donne un large panorama des objets artistiques dans lesquels la figure de l’Européen occupe une place centrale et qui va nous servir de guide en la matière. De manière générale, l’Etranger est saisi dans ce qui le distingue de l’apparence des autochtones. Ainsi cette femme svelte tenant un livre dans la main droite et portant un chapeau sur la tête et dont l’air austère la différencie des femmes africaines aux formes opulentes (p 31). En rapprochant les objets les uns des autres, on se rend compte que le couvre-chef est déterminant dans l’esthétique qu’ils développent. Témoin cette pipe en bronze où est dessiné un soldat allemand portant une casquette (p 33). L’oeuvre date du début du XXè siècle et a été rapportée de la société Bamoun ou encore cet homme de troupe probablement portugais puisqu’il a été ramené d’Angola, et qui porte un casque semi-sphérique, une moustache noire et une tenue en camouflé. Autant d’attributs étonnants pour l’artiste africain qui, donc, fait saillir les éléments visuels qui détonnent par rapport à l’apparence de ses congénères. De même, ce cliché d’origine sénégalaise pris en studio montrant un guerrier tenant un fusil de chasse à l’épaule et arborant un haut-de-forme (p 41) et qui peut être appréhendé comme signe de dérision de l’occupant ou bien comme indice de pouvoir et de prestige.

Cette ambiguïté qui résulte de la polysémie des composantes dans le modèle représenté se retrouve dans ce masque barbu et chapeauté issu du Dahomey ou du Nigeria retenu par Froebenius dans son étude (non traduite en français) "Die masken und geheimbunde afrikas" (4). il n’est pas douteux que les marques extérieures de l’homme de troupe étranger, quelle qu’en soit la nationalité, ont marqué les esprits si on prend en considération le casque, le fusil, l’uniforme voire la légion d’honneur comme on le voit sur la statuette représentant un militaire français avec cette insigne accrochée à sa vareuse (p 47).

Par ailleurs, cet homme exhibe un énorme pénis entre ses jambes. On pouurait penser à une moquerie envers ce gradé ; il n’en est  rien comme on peut le constater en scrutant la statuaire pratiquée par certaines populations africaines comme les Mangbetus en R.D. du Congo. « Si le membre viril en érection est mis en évidence, c’est en tant qu’emblème de fécondité et de puissance reproductrice, génésique, canal de suc séminal, principe de création d’une descendance » écrit Alain-Michel Boyer (5). Cet auteur montre par ailleurs que le principe de virilité n’est pas seulement une donnée identifiable dans la matérialité de l’oeuvre, il compose la mythologie de ces populations en ce que chaque représentant de l’espèce humaine est lié à un conjoint dans « un monde parallèle » qui n’est pas l’au-delà habité par les ancêtres mais qui est tout de même peuplé d’êtres dotés d’une certaine efficacité puisqu’ils peuvent sévir et se venger en créant la stérilité ou l’impuissance chez l’un ou l’autre membre du couple humain. Pour pallier à cette situation, il convient de posséder chez soi une statuette de son homologue « mystique » qui soit aussi belle que possible. De cette façon, ce dernier retrouvera sa plénitude et sa sérénité. Cela explique la finesse des lignes et le soin apporté à la reproduction des traits du visage. On voit que la virilité, à la base de toute génération humaine, ne saurait être objet de plaisanterie quand elle est surdimensionnée et placée au premier plan  comme c’est le cas avec la statuette dont on parle. Elle affirme au contraire  - la puissance à son degré le plus haut et par là, elle est une figure du pouvoir, notamment militaire car dans l’imaginaire continental, la puissance virile est inséparable du pouvoir exercé sur le plan socio-politique (6). On mesure ici la distance entre le regard occidental et celui de l‘autochtone quant aux parties viriles.

Plus généralement, il est difficile de connaître le sentiment de l’artiste lorsqu’il représente tel ou tel Européen. Peut-on dire que le port du casque colonial, « emblème de noblesse qui donnait gratuitement droit au gîte, à la nourriture, aux pots-de-vin et, si le coeur en disait, aux jouvencelles aux formes proportionnées pour les plaisirs de la nuit » (7) comme le suggère cette œuvre appartenant à l’ethnie Baga de la Guinée-Conakry et qui montre un homme blanc poser la main sur la poitrine d’une jeune fille noire (p 63). 

On ne saurait nier la dimension critique de ces images. Ici, c’est la morale de l’Européen et sa lubricité qui est mise en cause, là, c’est son apparence physique, la couleur rouge vif du visage dénotant l’abus d’alcool, ailleurs, ce sont ses habitudes de vie. N. Menut consacre un chapitre intéressant sur le mode de déplacement du colon en analysant sa position spatiale. Bon nombre de sculptures, en particulier celles issues de la société Bembé, Luba ou Chokwe dans l’ex- Congo belge, le montrent soit en voiture, soit en chaise à porteur, soit dans un hamac transporté par de solides gaillards à la peau noire. On dira que ces réalisations font preuve d’un réalisme franc et massif, car  ce n’est pas seulement les élites parmi les hauts fonctionnaires ou les hommes d’armée qui ont recours à ces moyens de transport, les petits commerçants, les officiers de second rang dédaignent la marche à pied (pp 103 à 109) parce que c‘est là un moyen d’affirmer leur différence et surtout leur supériorité matérielle et socio-politique au sein du système colonial. Mais il est loisible d’y voir une dimension critique où peuvent se lire avec évidence le mépris pour ces vies rabougries manquant de l‘énergie minimale qui leur permettrait d’être autonomes dans leur marche en même temps que la volonté d’afficher leurs prérogatives. 

Cette pratique était monnaie courante en Afrique comme le montre une carte postale éditée vers 1930 au Congo où un prêtre est assis dans un pousse-pousse actionné par deux jeunes continentaux (p 109). La photo-document est donc le prétexte à cette création sculpturale ; une technique typiquement occidentale donne naissance à une thématique artistique typiquement africaine et ceci, dans un laps de temps relativement court puisque la mise au point du cliché par le tandem Niepce et Daguerre remonte en 1839 et que certaines des pièces dont on parle ici voient le jour avant la fin du XIXè siècle. Ajoutons que les autorités ont abondamment diffusé des photos des dirigeants européens, surtout quand ils jouissaient d’un prestige international comme c’était le cas pour la reine Victoria en pays Yoruba au Nigeria ou du Kaiser quand ses troupes s’étaient déployées dans le royaume Bamoun au Cameroun. Là, et à cette époque, le document joue à plein  puisqu’il fait connaître aux autochtones les traits de souverains promoteurs du colonialisme. Et le fait qu’il soit devenu la condition sine qua none d’un nouvel art sculptural, « l’art colon » change profondément  sa valeur de témoignage ; dans la sculpture mende (Sierra Leone) censée représenter la reine Victoria ; on ne reconnaît pas les traits physiques de cette dernière si ce n’est le port de la couronne. Des spécialistes de la statuaire africaine comme Hélène Joubert y lisent plutôt l’image de l’Oba roi sacré autour duquel gravitait toute la société yoruba » car – et c’est là une donnée première de ces sculptures -  les caractéristiques physiques des modèles locaux ne sont pas effacés du fait que c’est un personnage européen qui est proposé; ils servent au contraire à concrétiser une idée, en l’occurrence,  celle du pouvoir, le plus souvent médiatisé par des signes ostensibles comme une arme, une insigne, une parure réservée à l’élite.

Cette miscégénation ne perd rien de sa force critique : une oeuvre de Mouhlati, sculpteur de l’ethnie Ronga installée ans les environs de Lourenço Marques au Mozambique, montre une panthère dévorant un homme. Elle fut réalisée à partir d’un support iconographique montrant cette scène atroce (8) et si la victime présente un visage de teinte ocre, on peut penser qu’il s’agit d’un Européen. Il est donc raisonnable de voir dans ce travail de l’artiste l’expression d’un sentiment violemment anti-européen. La photo-document acquiert alors une puissance expressive incontestable lorsqu’elle suscite l’objet sculptural qu’on a sous les yeux.

On mesure alors l’immense intérêt de l’art colon sur le plan heuristique en ce qu’il donne à voir la manière dont l’autochtone perçoit l’étranger et ce, en fonction des possibilités matérielles dont ils disposent (matières travaillées, couleurs, petits objets décoratifs intégrés dans le corps de la statue etc) et des figures, des plans, des reliefs et des creux employés ordinairement par l’artiste pour traduire une idée abstraite (pouvoir, féminité, grâce ou élégance, richesse…).

Nous sommes en présence d’un « regard inversé » vis-à-vis de celui que l’Européen pose, à cette période de l’Histoire, sur les peuples contraints d’adopter sa religion, ses modes d’éducation et d’organisation sociale et politique. Vu sous cet angle, et puisque nous avons fait référence à l’Histoire, on peut considérer que cet art antécède d’environ trois quarts de siècle les premiers récits de littérature africaine d’expression française - "Les Chants d’ombre" datent de 1945, "Une vie de boy", de 56, "Le docker noir" de Ousmane Sembene, de la même année, "Un nègre à Paris" de Bernard Dadié, de 59, - René Maran faisant figure de pionnier puisqu’il publie "Batouala" dès 21. En cela, la statuaire colon ouvre des perspectives qui devaient se révéler de première importance. Longtemps mise à l’écart voire carrément passée sous silence jusque dans les années 80, cette pratique artistique exprime un contexte géo-historique bien délimité à l’aide de techniques d’expression traditionnelles. Même si celles-ci ont longtemps servi à matérialiser d’autres réalités, essentielles dans ces sociétés, elles se sont révélées aptes à traduire l’être physique et mental des Européens qui ont séjourné en Afrique.

Pour cette raison, l’art colon constitue le pendant des documents écrits tout au long de la période coloniale par les mêmes Européens.

ZOOM

Notes

1. Voir Marine Degli et Marie Mauzé : Arts premiers - Le temps de la reconnaissance. Découvertes Gallimard / Réunion des musées nationaux - 2000 - p 14
2. Il est à noter cependant que le regard des Européens de l’époque sur les réalisations artisanales des autochtones était limité car circonscrit à la sphère financière. Les élites auxquelles ces réalisations étaient destinées se détournaient des objets sculptés dans le bois car cette matière était alors dépréciée.
3. Nicolas Menut : L’homme blanc - Les représentations de l’Occidental dans les arts non européens - Editions du Chêne - 2010
4. Cliché reproduit dans le livre de Nicolas Menut p 43
5. Alain-Michel Boyer : Les arts africains : styles, fonctions, aires culturelles - Editions Hazan - 2006 - p 274
6. Lorsque Gungunhana, empreur de Gaza (Mozambique) déclare la guerre à son frère Mafemane qui voulait lui ravir le trône, il convoque son état-major et pose « ses énormes testicules » sur son siège, ce qui montre à la fois sa puissance virile et sa puissance militaire comme le note Ba Ka Khosa dans son roman Gungunhana.
7. Hampaté Bâ ; l’étrange destin de Wangrin - Edit 10 x18 - 2003 - p 25
8. A la fin du XIXé siècle circulaient divers clichés sur ce thème, le plus connu ayant été pris en Inde à la demande du sultan de Mysore comme le note Nicolas Menut p 36

Pierrette et Gérard Chalendar