Albums /

MORGANE JI, ovni qui décoiffe

Aztec Music / Faunebox / World Patch B

Une puissance créatrice plus qu'ébouriffante

Artiste transfrontalière, Morgane Ji propose une musique très singulière, et se soustrait à toute tentative de définition simpliste.

Rencontre à l'occasion de son album "Woman Soldier". 

Comment êtes-vous devenue artiste ? S'agit-il de la profession inscrite sur votre passeport ?

Morgane Ji : Oui, il s'agit bien de la profession inscrite sur mon passeport. Aussi loin que remontent mes souvenirs, j'ai toujours chanté, dessiné, et fait de la peinture. La photographie et la vidéo sont arrivées plus tard. Autrement, je suis aussi une grande fan de béton, je réalise toute sorte de choses avec.

Quelle formation avez-vous suivi ? Etes-vous une autodidacte ?

Morgane Ji : J'ai fait une année dans une école de Jazz, enfin plutôt quelques mois. A ce moment-là, je suis partie en Côte d'Ivoire et, quand je suis rentrée, ce que j'avais vécu là-bas était en contradiction avec l'enseignement conventionnel de l'école, j'ai arrêté. Sinon, je suis une autodidacte pur jus, j'ai vraiment besoin d'expérimenter et d'apprendre par moi-même, à mon rythme, dans tout ce que j'entreprends.


Vous avez une énergie impressionnante. D'où vous vient-elle à votre avis, et comment la cultivez-vous ?

Morgane Ji : Je suis d'un naturel assez calme, je suis autiste Asperger. Au quotidien j'ai besoin d'une routine, je ne sors qu'une à deux fois par mois, sinon je vis au fin fond de la campagne et je travaille tout le temps. En période de tournée, c'est différent, la scène permet de délivrer beaucoup d'énergie et d'émotion.

Vous chantez à la fois en anglais, en créole, en français ou avec des onomatopées. De quelle manière optez-vous pour une langue ou une autre ?

Morgane Ji : C'est la sonorité qui prime avant tout, un texte en français sera chanté de manière plus nasale en ce qui me concerne et le texte sera plus dense aussi. L'anglais c'est génial pour faire des envolées, les onomatopées sont idéales pour une approche plus spirituelle et moins cérébrale, le créole plus adapté pour un texte poétique.

Votre album "Woman Soldier" surprend par sa variété. Combien de temps avez-vous mis pour le finir ?

Morgane Ji : Pour 10 titres sur un album, on en compose une soixantaine. C'est un travail qui se fait sur la durée. Sur cet album, il y a des compos plus ou moins jeunes.

Tantôt une guitare vous accompagne, tantôt un banjo. Votre musique oscille entre rock, pop, électro, et semble se dérober à toute étiquette. Comment vos choix artistiques s'imposent-ils, quel cheminement avez-vous parcouru et parcourez-vous encore ?

Morgane Ji : Je ne cherche pas à rentrer dans une case, je cocompose avec E. R. K qui est poly instrumentiste et ingénieur du son. On se partage le travail depuis le début, quand un titre nous touche vraiment, on valide. Nous sommes des artistes indépendants, on ne s'imagine vraiment pas travailler avec un directeur artistique, nous voulons rester libres.

Morgane-Ji-chanteuse

De quelle manière l'inspiration vous vient-elle ? Comme un flot continu, ou plutôt par à-coups et fulgurances ?

Morgane Ji : J'ai la digestion artistique longue, les thèmes qui m'inspirent sont des lieux communs, j'essaie juste de trouver un éclairage personnel pour les aborder. Après il n'y a pas de schéma type, la sonorité des mots est vraiment importante. C'est souvent un travail d'orfèvre de construire des phrases avec un cahier des charges sonore préconstruit.

Vous avez fait des concerts dans un grand nombre de pays différents, de la Russie au Maroc en passant par le Mexique ou l'Autriche. Quels souvenirs gardez-vous de la rencontre avec tous ces publics si divers ?

Morgane Ji : Génial, un souvenir énergétique et humain puissant. La Russie et le Mexique ont été mes gros coups de cœur de l'année.

Quels liens gardez-vous aujourd'hui avec votre terre natale ? La presse britannique vous a surnommé "La Reine Créole". Ce "titre" vous a-t-il réjoui ?

Morgane Ji : Je garde un rapport assez particulier avec La Réunion. C'est ma terre natale, mais cette histoire des enfants de la Creuse dont je fais partie et qui a resurgit récemment me laisse un goût amer, et j'aurai besoin de temps pour y retourner sereinement.

Votre grande créativité et l'originalité de vos productions me font penser à Nina Hagen. S'agit-il en effet d'une de vos références ? Quels artistes ont-ils pu vous influencer notamment ? Et sur le continent africain ?

Morgane Ji : Je suis Fan de DEAD CAN DANCE, plus jeune je n'écoutais que ce groupe. Sinon, je n'ai aucune culture musicale, car je n'écoute pratiquement plus jamais de musique, j'ai des hypersensibilités, au bruit entre autre, et j'ai du mal, comme beaucoup d'Asperger, à découvrir de nouvelles choses. Je n'aime bien que ce que je connais déjà, à moins d'être en studio quand je travaille en immersion avec le casque sur les oreilles.

Votre groupe se compose aujourd'hui d'Olivier Carole, Mogan Cornebert et E. r. k. Pouvez-vous nous dire quelques mots sur eux ?

Morgane Ji : Ils sont extraordinaires, ce sont des musiciens géniaux et aussi des amis de longue date, je mesure la chance que j'ai de partager cette aventure avec eux.


Quelle a été la genèse de "Mon nom est personne" ? Le titre renvoie au western du même nom, tout en parlant de superstition, et la chanson ressemble aussi à une bouteille jetée à la mer pour trouver l'âme soeur : "sauras-tu me libérer ?". La question de l'identité se trouve également questionnée. Comment ce mariage détonnant a-t-il vu le jour ? Peut-on lire aussi l'affirmation "Mon nom est personne" comme une invitation à l'humilité ?

Morgane Ji : Je suis une enfant adoptée, la quête identitaire a toujours été présente, j'ai découvert ce film enfant avec mon père, il m'a beaucoup marqué. Il y a une forme de résignation et, oui, aussi d'humilité. J'ai pensé au titre du film, et les mots me sont venus avec la mélodie, j'avais des images désertiques dans la tête, et je trouvais intéressant le parallélisme avec certaines histoires d'amour chaotiques ou désertiques, justement.

Vous faites partie des enfants réunionnais déportés de force pour repeupler des départements français victimes d'exodes ruraux, appelés "Enfants de la Creuse". Désolé de vous poser la question, mais il semblerait que ça ait eu un grand impact sur la personne et l'artiste que vous êtes devenue. Votre art vous sert-il aussi à exorciser cette histoire douloureuse ? Vous a-t-elle rendue plus forte ?

Morgane Ji : Cette histoire est triste et lamentable, tout déracinement est un potentiel traumatisme, l'art a toujours été pour moi un exutoire, j'ai toujours été solitaire et dans ma bulle, mais j ai été adoptée par une famille formidable et aimante, je ne regrette rien. Certains Réunionnais vont tenter une action en justice, je le comprends complètement, mais j'ai besoin de mettre ça derrière moi, et d'avancer.

En plus de chanter, de composer, d'écrire vos textes et de les interpréter, vous êtes aussi une vidéaste et une artiste graphique. Comment vous y retrouvez-vous dans votre emploi du temps ?

Morgane Ji : Je me sens souvent submergée, je suis hyper perfectionniste, donc ça n'arrange pas les choses. Je peux faire, défaire, refaire et défaire encore jusqu'à ce que le résultat soit exactement ce que j'ai dans la tête. Je dors peu, le revers c'est que je suis tout le temps fatiguée.


Vu votre nomadisme aigu et votre soif insatiable de voyages, le confinement forcé a dû contrecarrer un grand nombre de vos projets. Comment l'avez-vous vécu ?

Morgane Ji : Les dates de la tournée ont été reportées, et pas annulées, c'est une bonne chose. Le confinement n'a pas changé beaucoup de chose dans ma vie quotidienne, car j'ai l'habitude de rester plusieurs semaines à la maison en mode ermite sans sortir. J'ai fait pas mal de créations en béton et de nouvelles compositions. Je suis contente de remonter sur scène bientôt et de retrouver l'équipe !

Vous vous engagez sans relâche pour la cause des femmes battues, et des femmes en général. Pensez-vous que vous pouvez contribuer à changer certaines mentalités ?

Morgane Ji : J'essaie juste de toucher les gens, la manière dont un pays traite et/ou respecte les femmes qui y habitent en dit long sur la modernité de ce dernier. Changer, c'est le résultat d'un long parcours personnel. Si je peux planter quelques graines sur ce chemin, ce sera déjà bien.

ZOOM

Le clip de "Mon nom est personne" tourné à Bogota

Pourquoi avez-vous décidé de tourner le clip "Mon nom est personne" à Bogota ? Comment avez-vous travaillé avec Fahir Bastos, qui l'a réalisé ?

Morgane Ji : J'emmène toujours ma caméra avec moi pour pouvoir filmer quand j'ai des dates de concerts. Nous avons joué à Bogotá et l'univers graphique des rues est tellement incroyable, on a cherché un cameraman sur place, nous sommes rentrés en contact avec Fahir, on se levait à 4h du matin pour filmer avant de partir. C'était donc très speed. Fahir a filmé tout ce qu'il pouvait, et j'ai fait le montage à mon retour en France.

Matthias Turcaud