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Malick Sidibé couronné par les médias - analyse et décryptage

L’homme explique l’oeuvre, l’oeuvre explique l’homme. A l’unanimité, les médias couronnent tout à la fois Malick Sidibé, le photographe malien, et son oeuvre, présentée par la Fondation Cartier, à Paris, fin 2017, sous le titre « Mali Twist ».

Mon propos n’est pas de remettre en question le consensus médiatique qui couronne le photographe malien et sa carrière, mais plutôt de faire un tour d’horizon des parutions sur le sujet.

En effet, à l’étude, il nous a semblé que la trentaine d’articles consultés présentaient des similitudes. Similitudes, forcément, puisque tous et toutes célèbrent le grand photographe africain. Leur unanimisme est une évidence, et c’est tant mieux, et c’est bien le moindre pour Malick Sidibé disparu en 2016.

On remarque cependant que l’opinion, les idées et les formules qui surgissent sous les plumes des journalistes se ressemblent.

Aiguillonné par ce constat, nous n’avons pas résisté au plaisir de plonger plus avant dans ces textes rassemblés. Au total, une épaisse revue de presse, c’est logique, cette exposition a remporté un franc succès.

Je me suis ensuite plié à un exercice comparatif. Je l’ai fait par curiosité, corrélativement à mon intérêt pour l’histoire de la photographie africaine, plutôt dans une optique expérimentale.

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Pique-Nique à la Chaussée, 1972, tirage gélatino-argentique, 60.5 x 50.5 cm, Collection Fondation Cartier pour l'art contemporain, Paris © Malick Sidibé

Quels enseignements tirer de ces lectures ?

Avant tout, cimentant le lot compact des articles, une idée simple domine les autres : l’oeuvre est indissociable de la personne de Malick Sidibé, les deux sont loués d’un même élan, et ce avec les mêmes termes hagiographiques, comme si les qualités du Malien mises en avant humanisme, gentillesse, confiance, empathie, modestie, bienveillance s’étaient transfusées dans l’immense corpus du photographe.

Qualités que l’on peut résumer en un mot, humanisme : Malick Sidibé est un humaniste qui a donné vie à une oeuvre humaniste. Le lien qui soude les deux est indissoluble, il nourrit un fertile va-et-vient : l’homme explique l’oeuvre, l’oeuvre explique l’homme.

Ce cas de figure, qui n’est pas si fréquent dans la photographie africaine, autorise cependant des parallèles. Ricardo Rangel, né en 1924, grand photographe mozambicain, acteur majeur de l’histoire de son pays en raison, entre autres, de sa collaboration avec le journal Tribuna qui publia les premiers grands reportages photographiques décrivant le monde colonial mozambicain au début des années 1960, durant la guerre contre le colonisateur portugais. Ricardo Rangel, grande figure tutélaire, revendiqua son humanisme, le respect de l’autre, dans une formule sur mesure : « Photographier l’homme avant tout ».

De son vivant, R. Rangel jouit d’un prestige immense. Sa mort en juin 2009 provoque une vive émotion à travers un pays qui offre à son héros des funérailles nationales. Est-il anecdotique de rappeler que le représentant de la France au Centre Culturel Français de Maputo s’abstint de se rendre à la cérémonie ?

« L’oeil de Bamako »

D’autres similitudes scandent les textes. Elles existent parce que, de fait, les termes ou les expressions utilisés peuvent être extraites du riche dossier de presse élaboré par la Fondation Cartier, ainsi que du livre conjointement publié par la Fondation Cartier pour l’art contemporain et les éditions Xavier Barral.

« L’oeil de Bamako », une métonymie qui nomme Malick Sidibé, et dont la concision suggestive a frappé les journalistes. Seule Valérie Duponchelle, du Figaro, s’est autorisée un écart. Elle a transformé l’expression désormais figée « L’oeil de Bamako » en « Sourire de Bamako ». Le « Sourire de Bamako » est une formule plus appropriée, bien plus évocatrice.

Mettant l’accent sur cet autre atout de l’artiste, elle montre qu’une partie peut condenser avec justesse une identité globale. Les termes de « minijupes » et « pattes d’eph » ont aussi été piochées dans le dossier de presse. Les « pattes d’eph » font un tabac tant elles rappellent, à n’en pas douter, en un vocable rigolo, un pan saillant, mais révolu, de la mode française.

Malick Sidibé galope de soirée en soirée sur un Solex ou un vélo ? Ces deux termes ont fait mouche. Ponctionnés dans le livre et le dossier de presse, ils relèvent d’un pittoresque à haute intensité.

« Gérard Guillat » dit « Gégé la pellicule », un photographe français qui mit le pied à l’étrier à Malick Sidibé, fait désormais partie, pour ainsi dire, des meubles de famille, mentionné dans le vade mecum de la fondation, il a souvent trouvé preneur.

Dans le studio du Français, Malick Sidibé accueillait la clientèle africaine et Guillat la clientèle française. C’est un fait biographique intéressant, pourquoi, après tout, cette répartition des tâches ?

Quand il rejoignait une surprise partie, Malick Sidibé annonçait « son arrivée à coups de flash ». Cette anecdote, éloquente et cinématographique, démontre la popularité de Malick Sidibé chez la jeunesse des clubs. Repérée dans la brochure très bien faite, je l’ai dit, de la Fondation Cartier, cette anecdote fait mouche.

Tous ces termes évoqués sont des invariants. Ils concourent par petites touches à l’édification d’une légende, celle d’un grand photographe, ils décrivent ses habitudes de travail, sa manière d’être, le tout garantissant la continuité d’un engagement, la netteté d’une trajectoire au-dessus de tout soupçon.

L’Afrique victime de l’histoire

Les articles rappelant que l’Afrique est encore et toujours une victime de l’histoire ne sont pas légion. Cependant, une journaliste, Caroline Six, dans l’hebdomadaire Elle, écrit que le travail de Malick Sidibé « sort l'Afrique des clichés ethnographiques » . Mais les contemporains et les prédécesseurs maliens de Malick Sidibé ont en général travaillé des genres bien peu ethnographiques; et, quant aux Blancs auxquels il est vraisemblablement fait allusion, ils font depuis longtemps, à cette époque, figure d’oiseaux rares.

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Regardez-moi !, 1962, tirage gélatino-argentique, 99,5 x 100,5 cm, Collection Fondation Cartier pour l'art contemporain, Paris © Malick Sidibé

Andrew Dickson, un autre journaliste, publie dans The New York Times, novembre 2017. Le point de vue défendu est une exception. Dickson revient en effet sur l’idée que  l’Afrique est d’habitude représentée par des « famines » et « des conflits », une idée ancienne qui se rattache à la notion clé d’afropessimisme explorée par différents intellectuels et critiques depuis la fin des années 1980. Et plus tard, signe de la pérennité de ce paradigme, dans les années 2000, une photographe sud-africaine, Nontsikelelo Veleko, a déclaré qu’elle ne voulait représenter l’Afrique que sous un angle positif, précisément pour faire barre à l’afropessimisme.

Quand conflits ou malheurs il y a, les photographes africains s’emparent peu de l‘actualité, même si aujourd’hui des exceptions notables sont repérables. Le Burundais Teddy Mazina a ainsi osé braver le pouvoir inique de Pierre Nkurunziza. « Des tambours sur l’oreille d’un sourd » (2008-2015) est une série de photos frontales prises dans le chaudron de répressions qui font frémir et mettent le photographe en danger de mort.

En outre, l’Afrique frappée de catastrophes n’est ni plus ni moins surexposée dans les médias que d’autres continents. Leur goût du sensationnel ne s’abat pas exclusivement sur l’Afrique.

Reste le terme de « cliché ». Il arrive que celui ou celle (Caroline Six, Elle) qui prend la parole au sujet de l’Afrique, place son discours sous le sceau du « cliché » ou de « l’idée reçue ». Il y aurait donc d’un côté les journalistes, les artistes éclairés, et de l’autre l’émotion des spectateurs égarés dans leurs opinions désuètes. Autrement dit, le cliché des clichés, c’est, aujourd’hui, chez un journaliste, le fait de dénoncer, dans son papier, bille en tête, urbi et orbi, tel ou tel cliché qui balafrerait l’Afrique.

La confiance

Il est abondamment souligné que Malick Sidibé inspirait une grande confiance à ses modèles.

Je me suis souvenu que l’Américain Okwui Enwezor, commissaire d’exposition, critique d’art, directeur de la Haus der Kunst de Münich, avait développé une théorie à ce sujet, consultable dans le livre de l’exposition new yorkaise Snap Judgments, paru en 2006.

Selon le commissaire, le photographe africain moderne est celui qui adopte une posture morale, se tient à bonne distance de son modèle, manifestant ainsi un respect  de bon aloi : « Les sujets, écrit Okwui Enwezor à propos du travail de Lolo Veleko sur la mode sud-africaine, sont approchés frontalement, leurs postures ouvertes indiquent une relation facile, aisée avec la photographe, ce qui pourrait suggérer aux observateurs une forme de transaction sociale entre le photographe et son modèle. »

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Danser le twist, 1965, tirage gélatino-argentique, 100,5 x 99 cm, Collection Fondation Cartier pour l'art contemporain, Paris © Malick Sidibé

Ce rapport de confiance instauré viendrait en contrepoint de la mauvaise posture observée chez des photographes blancs vis-à-vis de leurs modèles africains au temps de la colonisation.

Malick Sidibé écorne la théorie d’Enwezor lorsqu’il déclare que « Le rapport du photographe s’établit avec le toucher ». Un nouveau client entrait dans son studio, il savait tout de suite quelle pose lui proposer. Le guidant d’une main sur l’épaule, il le plaçait au centre de sa petite arène photographique. « Petite » : rappelons nous que le studio de Malick Sidibé était, comme beaucoup d’autres à l’époque, de faibles dimensions et que ce manque d’espace explique que la proximité s’accompagne plus facilement d’un contact.

Réappropriation du regard sur l’Afrique

Malick Sidibé tourne le dos de manière explicite, dans ses déclarations et dans ses photos, au topoï de la misère. Quand Elisabeth Couturier dans Paris Match paru le 30 novembre 2017 écrit : « … A mille lieux de l’image misérabiliste trop souvent associé à l’Afrique… », il n'est pas établi qu'il s'agissait d'un objectif du photographe malien.

A la recherche de la joie, Malick Sidibé, sans doute à son corps défendant, a pu servir à illustrer l’idée de la réappropriation du regard sur l’Afrique par des artistes africains.

Autre inscription du Malien dans l’histoire de la photographie africaine : ses photographies de jeunes citadins sur les bords du fleuve Niger. Elles le rapprochent de l’idée selon laquelle l’Afrique se regarde désormais elle-même. Mais, évoquant son goût du moment frivole, Malick Sidibé n’a pas repris cette vue à son compte, davantage défendue par d’autres photographes, des intellectuels ou des commissaires d’exposition.

La reconnaissance vient toujours du Nord

Une série de dates presque toujours citée par la même presse : 1994 Biennale de Bamako, 1995 première exposition à la Fondation Cartier, 2003 Prix Hasselblad, 2007 Lion d’or à la Biennale de Venise, etc.

Cet incroyable itinéraire parcouru par Malick Sidibé montre que, dans le domaine photographique, la reconnaissance d’un photographe vient, dans ce cas précis, toujours  du Nord.

C’est une vieille problématique, elle date d’environ quarante ans, Samuel Fosso en est un autre exemple.

A ce propos, il est nécessaire de souligner que les Etats africains se montrent en général peu concernés par leurs talentueux photographes. Bien sûr, ce point de vue muséal et photographique n’est pas pour autant un désert : Musée National du Mali, RAW Material Company à Dakar, Musée d’Art moderne d’Alger…

Et André Magnin (1) commissaire d’exposition et galeriste, exprime le vif souhait de voir une fondation africaine prendre en charge l’exposition de Malick Sidibé.

Remarques d’autant plus fondées que quelque commissaires d’exposition africains ou métis ayant pignon sur rue estiment que le Nord n’en fait jamais assez pour les  photographes africains. Oubliant que dans le domaine artistique, l’Afrique bénéficie en France d’un capital de sympathie.

 

Redoublement

Dans les photos de Malick Sidibé conçues comme des tableaux, on observe un étrange redoublement : d’abord, sans surprise, l’instant figé grâce à la prise de vue, ensuite, à l’intérieur de cet instant figé, les modèles qui se figent en une position le plus souvent suggérée par Malick Sidibé.

Ce redoublement de l’instant figé conjurerait plus sûrement la fuite du temps ?

En tous les cas, Malick Sidibé a beaucoup rejoué ce dispositif, comme si la jeunesse, épinglée sur la pellicule, était chargée de représenter l’instant final.


(1) Commissaire de « Mali Twist - Malick Sidibé » en association avec Brigitte Ollier.

ZOOM

Les photos-monuments de Malick Sidibé

L’expression " photos-monuments " appartient à Michel Poivert. 

Durant leurs carrières, les grands photographes produisent souvent quelques photos d’une envergure exceptionnelle et incontournable. Malick Sidibé n’échappe pas à cette règle non écrite.

Comme il se doit, son sacre est serti de photos plus puissantes que les autres, des icônes. Désormais, le nom de Malick Sidibé est automatiquement associé à une petite quantité d’images à l’irrésistible aura.

Ainsi, le livre et le dossier de presse made in Fondation Cartier propose un corpus de clichés dans lequel les journalistes ont pu choisir à leur guise.

Après un décompte qui vaut ce qu’il vaut, trois  photos font la course en tête :

En premier « Regardez-moi », (1962), la photo la plus imprimée, c’est un colosse photographié au plus près de sa danse.

En second, « La nuit de Noël » (Happy-Club), 1963, la brève histoire d’une belle initiation.

Et en troisième, « Un jeune gentleman », 1978, ou le panache d’un jeune homme élancé qui adopte une pose graphique et savoureuse. Ce dandy immobile incarne la collaboration inspirée d’un maître d’oeuvre avec le talent d’un de ses modèles, plus largement, une collaboration féconde avec nombre de modèles.

Vincent Godeau