Danse / tchad

Preston Ndinga : " L'ARTISTE TCHADIEN N'A PAS LA VIE FACILE "

Créé en 2011, le studio de Preston Ndinga a permis de soutenir de nombreux artistes tchadiens.

C'est près de la mosquée centrale de N'Djamena que se trouve le studio de Preston Ndinga, producteur, vidéaste et manager général. 

On peut y rencontrer aussi Mr Bee, qui y officie comme administrateur tout en composant, dès qu'il en a le temps, un rap énergique et riche en jeux de mots ; Tony Ives également qui chante en parallèle à son travail d'ingénieur du son.

Comme le dit Preston Ndinga, les conditions difficiles auxquelles les artistes doivent ici faire face obligent à la polyvalence et l'éclectisme : le mieux est d'apprendre à la fois l'infographie, le fonctionnement d'une caméra et la technique du montage.

Lui-même se destinait à une vie d'artiste, lorsqu'il s'est rendu compte de la gravité et de la précarité de la situation. Il a voulu en conséquence proposer un levier pour les chanteurs locaux. Son soutien s'exprime de différentes manières : la mise à disposition de son studio comme la production et la réalisation de clips.

Au fil des ans il a pu travailler avec de nombreux artistes tels que Mawndoé, Alix, Queen Flora ou Fizzi Fiz. D6Bel, Bâton Magic, Djemila Carole, Ngass David ont enregistré aussi chez lui. Il a produit les albums de Waiti, Croque-Mort, Kent K Dakor et John Criss. Il a aussi dirigé à trois reprises le festival de hip-hop Nirida qu'il a lui-même créé et à chaque fois auto-financé.

Cela dit, en plus de soutenir la musique de son pays, Preston n'a pas abandonné les ambitions d'artiste qu'il nourrissait étant jeune. A la conception et le montage de vidéos pour ses chanteurs viennent s'ajouter des films institutionnels pour UNHCR ou le Salon de l'étudiant africain, et deux scénarios - l'un sur le sida, l'autre sur les études à l'étranger - dorment dans ses tiroirs.

Que pouvez-vous nous dire de la situation pour les chanteurs au Tchad ?

Preston Ndinga : L'artiste tchadien n'a pas la vie facile. Aujourd'hui une dizaine de studios seulement sont capables de proposer une production acceptable. Le défi reste le niveau de qualité de la production. Il faut que les artistes produisent des productions qui plaisent au public et que celui-ci accepte de consommer les produits des artistes locaux, ce qui n'est hélas toujours pas le cas.

S'ajoute à cela un problème de distribution : quand un produit sort c'est l'artiste qui se retrouve à passer de bureau en bureau pour le vendre ou le déposer dans des endroits qui ne sont originellement pas destinés à le vendre. On note également un sérieux problème de distribution contrairement à d'autres pays comme le Cameroun où il y a des structures qui permettent à l'artiste de vivre de son art.

Un autre problème concerne la politique de développement du secteur musical. La filière musicale au Tchad n'est pas professionnalisée. Le ministère de la culture tchadien n'en est pas le seul coupable, mais il a sa part de responsabilité. On ne peut pas, au Tchad, parler d'industrie de la musique. Quelques opportunités se présentent parfois grâce à un parent ou à un ami, mais il manque un travail collectif pour structurer la filière dans son ensemble. Par ricochet, le plus souvent, ça ne peut que ne pas marcher pour les artistes. Ils ont beau être bons, ça ne suffit généralement pas, malheureusement.

Mr Bee : La responsabilité se situe à plusieurs niveaux, et j'aimerais pour ma part citer le gouvernement. En Afrique du Sud le parlement a fait passer une loi stipulant que 80 % de la musique diffusée doit être locale. Ici il y aussi une loi, mais sa mise en pratique pose problème. Des chantages sont faits, on est obligés d'inviter un promoteur, un journaliste, un animateur pour que notre chanson soit jouée.

Preston Ndinga : Les médias ont un cahier des charges auquel ils sont astreints, mais se pose un problème de suivi, et un trop grand laxisme se présente. Le responsable de programmes ne contrôle pas la quantité de musique diffusée sur les ondes chaque jour.

On est en revanche bombardés par des chaînes étrangères très suivies, et les œuvres des artistes tchadiens n'y passent pas. À force d'écouter de la musique, qu'elle soit ou bonne ou pas, qu'elle soit la tienne ou pas, tu finis par aimer. Il serait souhaitable qu'on ait un certain quota de musique locale sur ces chaînes-là.

Tony Ives : Les artistes doivent fournir aussi plus d'efforts. D'habitude on peut voir que les ingénieurs du son travaillent plus que les artistes qui attendent un miracle en quelque sorte, alors qu'ils devraient s'investir davantage.

Beaucoup de Tchadiens sont-ils néanmoins intéressés par la musique ?

Preston Ndinga : La musique on la découvre très tôt. On aura écouté une berceuse chantée par une tante ou une mère. On grandit avec elle. Sur la place mortuaire, dans les cérémonies de mariage ou les paris-vente (NDLR : soirées organisées par une personne dont les invités payent les boissons plus chers que d'habitude pour que la personne organisatrice ait un bénéfice), la musique est partout. Beaucoup écoutent de la musique en plus de leur propre gré et aspirent à en faire.

Chanson de Tony Ives et John Criss, deux chanteurs produits par Preston Ndinga.


Y a-t-il des professeurs de chant au Tchad ?

Mr Bee : Pour être honnête, je connais peut-être Abdoulaye Dergué et c'est tout. Dans le domaine du rap il n'y a que le festival lancé par Preston où ont été proposés des ateliers d'écriture. Le Centre Almouna propose des cours de solfège, mais, en règle générale, chacun écrit comme il peut et sans tenir nécessairement compte des règles de tempo et de mesures. C'est pour ma part en écoutant de la musique que j'ai commencé à peaufiner mes textes. On souffre d'un double manque d'ateliers et de structures, alors que beaucoup de jeunes seraient intéressés.

Preston Ndinga : La volonté est là, mais il faudrait un centre ou une école qui initie les jeunes au solfège et au chant. Les spécialistes étrangers viennent de temps en temps, mais seulement pour quelques jours ou une semaine au maximum.

Tony Ives : La chorale m'a aidé pendant un moment, personnellement ; mon oreille musicale également. La musique c'est ma détente, ça m'aide à me concentrer, ça représente plus de 50 % de mon temps.

Mr Bee : À une époque mes voisins se demandaient si j'étais venu pour étudier ou alors pour écouter de la musique. Mon grand m'avait offert un appareil et je l'écoutais au point d'avoir de sérieux problèmes d'audition. Maintenant je ne me sers plus beaucoup de mes oreillettes.

Donc votre école à vous ça a été d'écouter beaucoup de musique ?

Mr Bee : Écouter beaucoup, mais pas n'importe quels artistes. Quand je découvrais des punchlines ou des métaphores dans une chanson je me demandais : "Qu'est-ce qu'il a voulu dire ?". Il m'arrivait de prendre le dictionnaire et je pouvais écouter une chanson jusqu'à vingt ou trente fois juste pour parvenir à comprendre une phrase. En ce qui me concerne j'ai beaucoup écouté des artistes tels que Rohff, Kerry James, Booba, Lino, Youssoufa, Fababy, Mafia K1fri...

Tony Ives : Pour ma part j'aime beaucoup la school américaine. De manière générale R Kelly, Usher, Fally Ipupa, Koffi Olomide, Rochereau ou encore Wazekwa.

Arrivez-vous à atteindre un large public ?

Preston Ndinga : C'est un grand défi. A un moment il y a eu comme un passage à vide, et aujourd'hui ça va de mal en pis. On peut communiquer sur les radios ou les panneaux d'affichage, mais le public reste très restreint, on n'amène que peu de public aux concerts des artistes tchadiens.

Mr Bee : Nous chantons surtout en francais, c'est peut-être une raison. D'autre part, le hip-hop concerne principalement les jeunes. Beaucoup, enfin, ne sont pas scolarisés...

Peut-on parler des lieux de N'Djamena mis à la disposition des artistes ? En font-elles assez à votre goût - que ce soient le centre Talino Manu (ou ex Ballet national), les centres culturels Baba Moustapha et Loyola, Rods Prod ?

Preston Ndinga : Ces maisons-là font ce qu'elles peuvent. On constate une disparité : l'IFT (Institut Français du Tchad) est le seul à avoir les moyens d'entretenir son matériel, de faire de la communication.

ZOOM

L'enjeu des réseaux sociaux

Comment communique-t-on au Tchad ?

Preston Ndinga : Par la radio, la télé, les réseaux sociaux. On ne réussit malheureusement pas à communiquer efficacement faute de moyens. Pour imprimer une affiche cela coûte très cher. Un artiste va peut-être réussir à obtenir dix ou vingt affiches, mais dix ou vingt affiches ne sont pas suffisantes pour couvrir N'Djamena, qui est une très grande ville.

Les réseaux sociaux constituent une alternative intéressante, et beaucoup de jeunes s'y connectent dès l'âge de quatorze ou quinze ans. Internet cependant est également coûteux : combien de temps l'artiste va-t-il pouvoir rester connecté pour communiquer ? On n'a pas les moyens de se servir des réseaux sociaux à notre disposition comme il se devrait.

Propos recueillis par Matthias Turcaud au studio de Preston Ndinga, avenue Maldom Bada, à N'Djaména le 16 mai 2018